Jean-Michel Delacomptée, Petit Éloge des amoureux du silence, Folio, 2011, 135 pages, 2 €

Jean-Michel Delacomptée, Petit Éloge des amoureux du silence
[Gallimard] Folio, 2011, 135 pages, 2 €

cou. silenceSeules entendront ce chant funèbre les victimes du bruit. Cela concerne beaucoup de gens, à l’exception des tortionnaires. « Le silence est une espèce en voie d’extinction. » Ce bref essai est le prolongement complet, intense et touchant d’un article remarquable que Jean-Michel Delacomptée avait publié dans Le Monde, le 3 septembre 1999. Non seulement ce petit Folio cerne le phénomène, de la définition limpide, « un son non désiré, non désirable, subi » à l’établissement de son existence dans mille et un contextes, mais il offre des analyses aussi bien individuelles que politiques, ainsi que des témoignages pertinents.

C’est la société tout entière, et au plan mondial, qui sonne le creux. « Où le silence étend l’esprit jusqu’à l’infini, le bruit le comprime jusqu’à l’étouffer. » Les affres du marché, au mépris de l’humain, tout ce qui tourne autour du moteur thermique, de la tondeuse à l’avion, mais aussi le vaste entonnoir à gaver la foule de toutes les imbécillités possibles reçoivent la bénédiction des élites pas seulement politiques. De la prétendue musique racle le fond des pires pulsions, à coup de ramdam à la batterie pire qu’un supplice chinois, parce qu’elle assourdit pour de vrai qui l’entend contre son gré ! Des excréments de sons sans fin déversés par les radios et télévisions sont reproduits dans tous les magasins, tous les restaurants, tous les lieux publics. Une jeunesse lobotomisée dès le berceau réclame à corps et à cris cette bouillie à ne pas penser. Sans ce gavage, sans vergogne, celle-ci prend peur de l’ennui. Comme cette peur reste l’unique colonne vertébrale du plus grand nombre, nul ne peut plus concevoir que « de l’ordre botté à l’ordre abruti, la même fonction du bruit : assommer ». On en est là, au fond de ce gouffre.

Est-il utile de noter qu’en art on suit la même capilotade ? « S’adonner à l’abject, flatter l’ignoble, privilégier le gore pour que, dans le tohu-bohu généralisé, le talent se repère, effectif ou non : fabrication de l’obscène, victoire du haut-le-cœur avec le sexy trash en tête, photos d’hécatombes, de scènes putrides au pinacle. Ostentation, esclandres, sifflets et bravos résonnent dans le crépitement des rôles. En parallèle, l’intellect dévale les marches de l’estime : il gît aux pieds du comptable, du boursicoteur, du rentier. »

Jean-Michel Delacomptée montre comment, alors que la joie dilate, le bruit ressortit à la peur. « Il se tient aux antipodes du Verbe. […] il annule l’humanité. » Il est à l’origine un moyen de combat. Il fait trembler l’adversaire, il le défait. « Cris et défécation, stade du prélangage propice aux véhémences », il permet tout, la rage et haine, et donc la mise à mort. Les analyses, sans appel possible, font place, surtout dans la dernière partie du livre, à un ensemble de témoignages troublants, touchants. En deçà du politique qui choie ses moutons de Panurge, par tous les moyens, il y a les trop nombreux tortionnaires imbéciles et sûrs de leur bon droit, toujours à hauteur du je fais ce que je veux chez moi, « les handicapés de l’empathie, les décharnés de l’espérance ». La loi pourtant le cantonne, mais nul n’applique la loi, ni maire, ni préfet, ni quelque autorité que ce soit. Pire, ses victimes sont rarement prises au sérieux. Cette « cruauté jouit d’une impunité scandaleuse ».

Ce bijou d’écriture – « dès les premiers beaux jours, le bruit bourgeonne. Les premières chaleurs me glacent [… quand, au jardin] la cacophonie couronne la géométrie » – en dit long sur notre monde en vrille. Il peut rasséréner le for intérieur, à voir décortiqué le décervelage en œuvre par le monde. C’est un bréviaire pour qui voudrait penser par soi-même. Ce bref essai rend l’oreille à nouveau sensible.

Pierre Perrin, note inédite du 19 juin 2016



Jean-Michel Delacomptée a publié une quinzaine de livres. Le dernier, Adieu Montaigne, Librairie Arthème Fayard, 208 pages, 17 € a fait l’objet d’un compte-rendu, sur ce site. – Un extrait de l’article paru dans Le Monde, 3 septembre 1999.


Page précédente — Accueil — Page suivante