Jean-Michel Delacomptée, Le Sacrifice des dames, éd. Robert Laffont, 248 pages, 18 €

Jean-Michel Delacomptée, Le Sacrifice des dames
éd. Robert Laffont, 2017, 248 pages, 18 €

Une cause n’est perdue que pour les gens sans foi, aucune ne l’est pour les valeureux.
Jean-Michel Delacomptée, Le Sacrifice des dames, éd. Robert Laffont, 2017

DelacomptéeCe roman se fraie un chemin dans la grande histoire, en toile de fond, pour explorer la nature humaine. Il se place, par l’exergue, sous le patronage de Machiavel, « où il est question du salut de la patrie ». C’est un roman, classique et baroque à la fois, historique, une parabole politique sous le couvert du jeu d’échecs, une conquête du pouvoir et un extraordinaire portrait de femme. C’est un roman de haute tenue littéraire, où pas une phrase, pas un mot ne cliquète, et où l’émotion saisit le lecteur en au moins vingt endroits. Ce roman, haut fait d’armes, de scènes et de style, se situe dans les parages de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, de L’Homme incendié de Serge Filippini, de La Province des ténèbres de Marcel Arsand. Il est de ceux que je relirai.

L’action se situe en Hongrie, au début du XVIe siècle. Le roi est jeune, inexpérimenté, falot surtout, l’empire à la dérive, et les Ottomans menacent les frontières. Le comte Gabor, en province, gouverne le comitat de Paks, depuis vingt-cinq ans. Sa fille Judit, à qui il a offert un échiquier pour ses treize ans, s’est prise après lui de passion pour ce jeu. La fille affronte son père réputé invincible. Elle ne cesse d’étudier, le reste du temps, les parties jouées par les maîtres. À l’ouverture du roman, à « l’âge où tout défaut paraît une débâcle », une scène lui traverse l’esprit. Est-elle prémonitoire ? L’action est nouée, tandis qu’elle se voit « jeter aux chiens le corps démembré de son père. Elle vit les morsures, les vêtements en lambeaux. Elle ne pouvait détacher son regard des trois molosses aux gueules béantes. » Pourquoi ? Son père, en tant que gouverneur, se veut tolérant. Sur ce point, il n’est qu’incurie, veule même, alors que le danger surgit de partout. Elle le lui signifie ; il la renvoie à sa passion, pour laquelle elle lui doit tout. La mère, impropre à donner un héritier mâle, ne cesse d’accabler sa fille pour l’ingratitude de son physique. Méprisante avec tous, cupide et avide de pouvoir, la comtesse affiche surtout une « volonté forcenée d’exclure sa fille de la succession ». La haine, entre mère et fille, est irréfragable.

Tandis qu’au château le jeu d’échecs unit quotidiennement le comte Gabor et sa fille, le père, qui se console dans l’alcool, « vivait comme l’expression d’une profonde gratitude les progrès prodigieux que sa fille réalisait grâce à lui », si bien qu’un jour Judit « le laissa vaincre pour le confirmer à tort dans les capacités dont son état physique l’avait dépouillé ». Cependant, elle prend une assurance telle qu’elle veut rivaliser avec les meilleurs du royaume. « Mettre mat ses adversaires lui demandait en moyenne le temps pour une fermière de plumer une poule. » À la cour, elle reçoit une proposition de se mesurer avec le meilleur joueur Perse de l’époque. Elle assure le spectacle en sa province, convainc son père et sa mère de jouer vifs, lui le roi, elle sa reine. Commence alors un morceau de bravoure, presque romain, où l’auteur combine une savante partie de mises à mort de ceux qui, représentant les pions, les fous, les cavaliers, les tours, les deux reines et les deux rois, sont aussi les criminels les plus répandus. Vers la fin de la partie, le titre du roman prend tout son sens. La dame, reine, et mère de Judit, est en effet sacrifiée. Le roi ne l’est jamais, il se couche. Mais le lecteur a tremblé, car telle est la subtilité de Delacomptée qu’il nous fait roquer sans coup férir, à l’intérieur. Rien n’est plus fort que sa constante adresse.

Devenue « ispàn du comitat de Paks, unique femme qui, en dehors des reines, fût jamais investie de cette fonction », Judit accomplit son grand œuvre. Elle remet de l’ordre, véhémentement, sans pitié, puis pacifie comme il se doit. « L’autorité est la condition de la grandeur. Le chêne qui plie se rompt. » Dans un second et dernier temps, elle va secourir le royaume, entrer en résistance, devenir, c’est moi seul qui le dis, Delacomptée est très au-delà, une sorte de Jeanne d’Arc de Hongrie. Il y aurait encore tant à dire, et surtout pénétrer les profondeurs de ce grand texte. Mais les portraits sont dignes de Saint-Simon. « Squelettique, le poil corbeau, l’œil ardent, le nez tranché par un coup d’épée, c’était le sosie »… Le poil corbeau atteste la serre du poète. « La douleur lui rongeait le regard. » Ce sens de l’économie, dans le maniement de la langue, du mot constamment exact, de la perfection s’accompagne d’une réflexion plus haute. La Hongrie occupée par les Turcs, Gabor y perdra sa langue. Il est prêt à collaborer ; sa fille, non. Chacun devine la parabole. La grandeur de Jean-Michel Delacomptée reste-t-elle à démontrer ? Le Sacrifice des dames est un chef-d’œuvre.

Pierre Perrin, note de lecture du 5 septembre 2017



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