George Orwell, 1984
retraduit de l’anglais par Josée Kamoun, Collection Du monde entier, Gallimard, 2018, 384 pages, 21 €
« Guerre est paix. Liberté est Servitude. Ignorance est Puissance. » Telles sont les devises du régime totalitaire qu’Orwell a mises en scène dans son roman. Dès sa parution en 1949, malgré les résistances des communistes d’alors, outrés de voir ce qu’ils adoraient si cruellement stigmatisé, 1984 fut un succès. On notera que Wikipédia se borne à rappeler que l’Anglais méprisa Jean-Paul Sartre et qu’il a été “récupéré par la droite”, surtout en Amérique, selon la terminidéologie toujours en vigueur. Les jeunes gens d’aujourd’hui, pareils aux décérébrés du roman, n’en apprendront pas plus. C’est bien aussi pourquoi 1984 reste d’actualité. Il démonte un mécanisme à l’œuvre aujourd’hui encore, à travers la boboïsation des anglicismes parachutés dans la langue française. La traductrice n’y concourrait-elle pas un peu, en expliquant qu’elle a gardé à son tour, en anglais, et seule en Europe, le nom de “Big Brothers”. Elle se justifie en disant que le nom de “Grand Frère” a depuis recouvert une autre signification, que le jeune public serait incapable de revenir au sens initial. Voilà une belle occasion de perdue, tout au contraire ; mais la presse encensera son choix. Il faut fermer les yeux et se prosterner devant le totalislamisme conquérant.
L’histoire est bien conduite, en trois parties. Un héros relativement insipide subit son sort de vaincu, participe à la domination du pouvoir en place par une réécriture incessante du passé, donc de la destruction de la mémoire et, par conséquent, de tout moyen de contester le pouvoir en place. Chacun doit surveiller autrui ; même les enfants, à la fin, dénoncent des parents veules et si stupides qu’ils ne présentent en réalité aucun danger. L’important reste la surveillance et l’asservissement. Dans la seconde partie, le héros tombe amoureux d’une femme anti-sexe initialement détestée, tandis que l’amour est proscrit par le Parti, car incontrôlable. La troisième partie réduit à néant les deux amoureux, au terme d’une série d’interrogatoires, de tortures qui les broient bien au-delà des os.
L’actualité d’Orwell se mesure à la justesse de ses analyses. Il suffit de les lire. « La réduction radicale du nombre de mots rétrécit le champ de la pensée. » Quarante ans d’égalitarisme à l’école ont permis, en France, les renonciations successives à la littérature, réduite à la “littérature de jeunesse”, à la grammaire, à la conjugaison, au vocabulaire… Cette nouvelle traduction d’ailleurs le confirme implicitement. Josée Kamoun remplace les temps initiaux, qui rendaient la pensée plus complexe, notamment l’imparfait, par le présent ; le collège pourra lire des fragments ! Orwell convoque encore la « presse torchon » ; toute la pensée se rétracte dans une statue ou un slogan. Chacun n’emploie plus que des « mots graffités à la craie dans les ruelles-pissotières », etc.
Apprenant chaque jour de nouveaux mots anglo-américains, au contraire bien souvent de ceux qui les utilisent, “en direct-live” comme ils disent, mais ne connaissant pas la langue au point de pouvoir lire 1984 dans le texte, je ne peux ni ne veux juger de la qualité de la traduction. Je passe sur la nécessité de garder en français la « Brigade des Rewriters » ; je passe le pléonasme des « pores de la peau ». Je déplore cependant une totale absence de prosodie. Hormis quelques trouvailles, mais rares, du type « l’air est un baiser sur la peau », la platitude tient lieu de style. Les jeunes semblent apprécier la vulgarité, preuve de vie à leurs yeux. Je demande à la littérature un enchantement de la langue, qui manque ici. « Son cœur bondit. Des dizaines de fois elle l’a fait. Il regrette que ce ne soit pas des centaines, des milliers. Tout ce qui peut renvoyer à une forme de corruption l’emplit d’un fol espoir. [Et le style vulgaire :] Si seulement il pouvait leur refiler la lèpre ou la syphilis, à tous tant qu’ils sont, il s’en ferait un plaisir ! »
On est bien chez Orwell, avant Soumission [2015] de Houellebecq. Est-ce que « littérature, honneur, justice, morale » illustrent encore un soupçon de réalité de nos jours ? Des multiculturalistes réécrivent l’Histoire de France ; des avocats plaident le droit à l’oubli pour qui conchie la République… Au moins ce roman garde-t-il sa puissance de réflexion.
Pierre Perrin, note du 10 juin 2018 [Nérézine, Croatie]
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