Jean-Pierre Siméon, Petit éloge de la poésie, Folio, 2021 et Une théorie de l’amour, Gallimard, 2021

Jean-Pierre Siméon, Petit éloge de la poésie
Folio, 2021, 112 pages, 2 €

Petit, selon le titre, mais tout en altitude paraît cet éloge plein de fraîcheur. Le premier paragraphe définit la poésie « comme une nécessité vitale ». C’est poser d’entrée de jeu la ligne de crête que va conquérir ce bref essai. L’opinion courante – « cette paresse de la pensée » – en est renversée. C’est heureux. On croit que la poésie « complique la langue à l’envi, qu’elle se complaît à l’obscur ». Jean-Pierre Siméon pulvérise quelques autres erreurs funestes. Son idée motrice est que « l’insurrection de la conscience fait émeute dans la langue qui la réprime ». Il multiplie les approches. « La poésie, art immémorial et universel, est caractérisée par le mouvement perpétuel et la métamorphose […] son inconstance est sa seule constance. » Belles fusées, et cette définition paraît plus nourrie encore : « Elle est le cri autant que le chant, la percussion autant que le violon, la pleine voix ou le murmure, l’excès luxuriant ou son inverse, le peu de mots et la parole trouée de silence. S’il lui arrive parfois d’être consolation ou douce mélancolie, elle est bien plus constamment questionnement, inquiétude, creusement du doute, effroi même […] la poésie est l’exact contraire du divertissement ».
La question du rôle de la poésie est chère à Jean-Pierre Siméon. Il s’en est déjà approché dans La Poésie sauvera le monde, Le Passeur, 2015. Il précise ici sa conviction. Il prône un « état d’ouverture, élan et accueil à la fois [loin des] préoccupations tyranniques de l’avoir et de ses moyens, le pouvoir et le paraître ». Il précise enfin que « l’amour, quel que soit son objet, est sans doute le seul moyen d’échapper au sentiment de vanité de la vie ». Il rejoint des pensées que Jean Breton partageait dans Poésie pour vivre, La Table ronde, 1964, réédition Cherche Midi, 1982, à rebours de la mode que dominait Tel Quel. Ainsi Jean-Pierre Siméon écrit cette formule qu’on croirait avoir lue chez son prédécesseur : « il s’agit d’être exact avec la vie », l’amour, la liberté. Alain Jouffroy, Manifeste de la vie vécue, Gallimard, 1995 et André Velter croisent le chemin. Jean-Pierre Siméon écrit : « Le poème ne vaut que s’il vibre de l’écho qui est son expérience et sa seule justification ». Il loue « un poème vrai, qui consonne à l’humain ». C’est la voie qui nourrit les chefs-d’œuvres, de La Ballade des Pendus au Dormeur du val, que l’école enseigne, mais peut-être sans convaincre. En 2000, à Dijon, un directeur des Programmes a par exemple déclaré devant deux cents professeurs qu’il fallait lire à voix haute les Calligrammes pour mieux les faire voir – nul dans l’assistance n’a bronché. Peut-être que certains professeurs ne donnent pas suffisamment à voir ? « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue […] a deux trous rouges au côté droit » est mort pour la France en octobre 1870. Chez Villon, des pendus observent, pince sans rire : « Jamais nul temps nous ne sommes assis. » Faut-il insister ? Jean-Pierre Siméon rappelle à raison que « les mots ne sont pleins que de la profondeur muette d’où ils émergent ». La profondeur en appelle à la raison.
La poésie devrait aussi participer de la politique la plus pure. On vient de le voir plus haut. « La poésie déclôt, lit-on encore, non seulement libère la perception que nous avons du réel mais en suscite une expérience élargie. » Jean-Pierre Siméon fait aussi un clin d’œil fort seyant à Molière : « avoir pour vivre et non vivre pour avoir ». Il vise plus loin. Se détournant du paraître, l’individu retrouve « une transcendance intérieure ». Et l’essayiste de conclure au pénultième paragraphe : « Le poème, c’est l’âme dans la langue ».
Sur le seuil de ce petit essai roboratif, on peut croire l’auteur de Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Cheyne, 2005, repris en Poésie/Gallimard, 2017 : « On a vu des poèmes changer le cours d’une existence. » C’est tout le mal qu’on peut souhaiter au lecteur que passionnera ce bel éloge.


Jean-Pierre Siméon, Une théorie de l’amour
Gallimard, 2021, 112 pages, 12 €

Le précédent recueil de Jean-Pierre Siméon, Levez-vous du tombeau, chez le même éditeur, 2019, incitait à un « gouvernement de la poésie [où] la vie simplement serait à chacun / le seul objet de son désir ». Le volume s’articulait en trois parties. Une théorie de l’amour se divise en deux, ce qui laisse deviner la belle approche. La première aligne « cent trente propositions, théorèmes tremblants, injonctions fragiles et autres formules amoureuses » ; la seconde, trente poèmes recto-verso où chacun « est une pensée de l’amour ». Le thème du gouvernement reparaît dans l’exorde, « repenser poétiquement la vie », dans le premier exergue emprunté à Simone Weil. « Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière. » Et puis : « Il faut sacraliser le besoin de douceur ». Ces aphorismes – ou expressions concentrées de clarté – appartiennent à la poésie. « Si le temps nous enjambe comme l’incendie la rivière, soyons rivière davantage, mon amour, rivière encore au fond de la rivière. » Si le monde est riche de trop de « didascalies du désastre […] ta bouche éclaire mes paroles ». Le poète écrit toujours à la femme aimée. « Oh surtout ne pleure jamais ! laisse-moi, en tout, les deux parts du chagrin. Si je disparais dans le sombre, veille sur la présence. L’été a besoin de toi. »
Les trente poèmes en vers libres, qui viennent ensuite, offrent une fresque à taille humaine. La mort y occupe la première place parmi les ombres ; elle assure au recueil une profondeur que le lit des amants ne saurait oublier. Les amants « ne sont pas ennemis de la mort / Ce serait lui faire trop d’honneur // Et puis qui serait l’ennemi d’une pierre dans le chemin ? […] L’amour est la beauté épargnée par la mort ». L’âme est de chair, précise Jean-Pierre Siméon, faisant ainsi écho à la transparence intérieure évoquée dans Petit éloge de la poésie. Elle est aussi « la première syllabe de l’amour / Comme l’oiseau est la première syllabe / De la forêt ». Le poète place l’amour au-dessus de la mort. Eurydice l’atteste. Un clin d’œil à Villon, à ses Pendus peut-être, le confirme : « Ne jamais être l’assis de sa vie ». Cette définition touche : « J’appelle amour ce qui subsiste de la vie / Dans ma fatigue » et il faudrait rapporter mille détails qu’offre ce recueil. La douceur culmine ; l’amant « pose son oreille sur le sommeil de l’aimée ». Jean-Pierre Siméon écrit encore : « On aime comme on rassemble le monde dans ses bras ». Ce titre du vingt-quatrième poème dit assez l’empan qui est tenu ; et le poème est à la hauteur. La construction du livre est telle que le vingt-sixième n’oublie pas le premier exergue ci-dessus. « L’amour a toutes les propriétés de la lumière. » L’amour, « un ciel dans la nuque » – « cette voie lactée : le désir » –, permet enfin d’être « au sein du temps hors du temps ». Le vertige et l’effroi signent « une existence vraie ».
Ultime intérêt du recueil, le titre invite à une méditation : Une théorie de l’amour. Il semble relever du paradoxe. Peut-on appliquer à l’amour un ensemble de notions, d’idées, de concepts abstraits ? La poésie peut-elle se revendiquer de la science ? Ce n’est sans doute pas |’intention de Jean-Pierre Siméon. Mais la parole du poète peut en relever. « Il arrive qu’on soit ensemble – ceci n’est pas une métaphore, je parle d’un phénomène physique – le centre d’un soleil. » Le poète à raison veut « franchir et s’affranchir ». Cette magnifique démarche permet de nous faire « regarder la vie dans les yeux ». Ce n’est pas si courant, et c’est fort.

Pierre Perrin, note du 17 janvier 2022, paru dans Quinzaines n° 2143 et revue Possibles n° 23

Lire aussi la note sur La Poésie sauvera le monde et un choix de poèmes en ligne ainsi que dans Possibles n° 23

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