Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde, Le Passeur, réédition poche, 2017, 128 pages, 5,90 €

Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde
Le Passeur, réédition poche, 2017, 128 pages, 5,90 €

La métaphore est longue en bouche […] elle déclôt
Jean-Pierre Siméon, La Poésie sauvera le monde

Jean-Pierre SiméonLa poésie fut longtemps la voix des dieux, aimait à rappeler Claude Michel Cluny. Il n’est que de lire L’Iliade et L’Odyssée pour s’en convaincre et comprendre qu’au-dessus de l’ignorance le poète prêtait aux dieux les turpitudes, mais surtout les attentes de ses congénères. L’homme, depuis quelques siècles, s’est affranchi pour partie de la croyance, au moins en Occident ; la science a remplacé les dieux, ruiné l’éternité. Nous voici dans un crépuscule de civilisation, où la poésie, réduite à une queue de comète, s’auto-détruit. Elle n’intéresse plus grand monde, en tout cas, et pour cause. Si on excuse ce raccourci, la poésie, restaurée, ne sera pas la panacée, mais elle permettrait de sortir du carcan des conformismes. Selon Jean-Pierre Siméon, « le poème fait entendre le diapason de la conscience humaine ». Quand on n’entend plus ce diapason, poursuit-il, la cacophonie règne, intellectuelle, spirituelle et morale. C’est le symptôme d’un abandon, d’une lâcheté et, bientôt, d’une défaite. Telles sont les idées qui l’ont conduit à valider ce titre, La Poésie sauvera le monde, audacieux mais moins fou qu’il n’y paraît, quand on lit son argumentation. Il est essentiel que tout poète lise cet essai décisif pour plusieurs raisons.
La première est que Jean-Pierre Siméon fait une analyse de notre temps qui ne souffre guère de contradiction. Au-delà des ego sans égaux, un paragraphe de son ouvrage, à la fin, la résume à la perfection : « On dit à juste titre barbares les talibans qui détruisent des statues millénaires, mais quant à la destruction des langues patrimoniales, au clonage de l’imaginaire et au meurtre de l’art par le divertissement, à la sidération des consciences par le spectaculaire protéiforme, à la destruction du sensible au profit du sensationnel, à l’asservissement du vivant dans tous ses états à l’absolutisme économique et financier, et quant à l’abolition de tout espoir que ces oppressions génèrent, qui sont les barbares ? Voici bientôt réalisé ce paradoxe qui fait que la civilisation la plus avancée, ou du moins autoproclamée telle, régresse, sous couvert de modernité, dans une barbarie qui ne commet certes pas d’atrocités visibles (encore qu’aux rives de l’Europe s’amassent des cadavres…) mais détruit progressivement les plus fondamentales prérogatives de l’humain. Même la fameuse liberté d’expression si généreusement octroyée n’est qu’un leurre puisque n’ayant aucun moyen qu’une langue asservie et appauvrie et que dans la logorrhée organisée toute parole n’est qu’un bruit parmi d’autres. »
La seconde raison est la clarification qu’apporte Siméon sur ce que recouvre le terme poésie. En général, le snobisme en interdit l’approche ; les modernités qui se sont succédé, toutes de voracité contre la véracité, l’ont réduite à un fort Chabrol. Or, il la ramène à sa source, qui est le for intérieur. Citant Georges Perros, il la déclare « une manière d’être, d’habiter, de s’habiter » ; elle est une leçon d’inquiétude ; elle scrute « les infinis avatars de l’humain », de sorte que « tout poème devient un concentré d’humanité, qui révèle à chacun son altérité, c’est-à-dire son affinité avec l’autre et l’arrachant ainsi à sa petite identité personnelle de circonstance, le relie. La poésie est en quelque sorte un espéranto de l’âme humaine ». Il dénonce avec une subtilité sans concession les impasses érigées en avenues, « le besogneux montage-démontage des mécanismes de la langue ». Concernant la langue, justement, son analyse est claire. Sans épaisseur d’être, non-poétique, il circonscrit cette « langue de bas étiage : distinguée ou triviale, discours politique ou micro-trottoir, langue d’expert ou de la rue ». Cette langue clôt le sens, fait que tout bientôt s’équivaut et ne délivre plus qu’un « réel sans profondeur, un aplat du réel, un mensonge ». En bref, à mille lieues du communiqué, la poésie éveille à soi-même.
La troisième raison de lire Siméon est d’approfondir la relation propre à chacun. Il suffit de regarder l’état du corps social, dit-il, pour redouter un « infarctus de la conscience ». Contre l’excitation décérébrée qui fait courir les moutons de Panurge, grand berger électronique en sus, Siméon propose une re-concentration par la poésie sur l’intensité de la vie. Le poème ramène à la transcendance interne, que seule l’attention portée à « une langue complexe à proportion de la complexité de la vie » peut révéler. Le poème est ce sésame à soi-même. « La seule valeur utile de l’art est la contradiction opposée aux normes. » Contre la langue d’occupation, cet « ogm linguistique », le bluff généralisé, les prothèses technologiques, le divertissement à la puissance X et, sinon la surdité, l’assourdissement, la cécité encore pour tout ce qui n’est pas soi, le poème « nous rappelle à l’ordre du sensible ». En d’autres termes, la sensation, l’émotion, la poésie vécue qui retrouve une dignité, voilà le chemin. — Les présentes remarques n’offrent qu’une entrée en matière. Je recommande encore ce volume à quiconque veut comprendre le monde et se comprendre dans sa vie. Chacun y trouvera un grand plaisir de lecture, dans le bouillonnement d’idées qui ont la force de l’évidence servie par d’incessants bonheurs de plume. Voilà un essai qu’un souffle d’air pur porte en avant et qui lève la poésie dans la lumière.

Pierre Perrin, note du 15 janvier 2018


De Jean-Pierre Siméon, contemporain du n° 27 de décembre, on lira un choix de poèmes et une page de départ de notes.


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