Paul Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2 volumes, 686 pages, 28 € le premier de 1937 à 1940 et, le second, jusqu’à la Libération, 740 pages, 29 €

Paul Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2 volumes,
686 pages, 28 € le premier de 1937 à 1940 et, le second, jusqu’à la Libération, 740 pages, 29 €

Les volumes restituent les cours donnés par Valéry au Collège de France. Jusque trois mois avant sa mort, le maître savait piquer : « L’amour est une émotion très intense, qui s’accompagne de désordres intellectuels, de ravages graves – et ce n’est après tout qu’un détail d’un mécanisme reproductif ». Au dernier cours, sa maîtresse se marie. « Une simple idée conduit à se tuer. » L’ulcère s’aggrave en un éclair. Le professeur s’alite et meurt. Nonobstant l’anecdote, ces volumes s’adressent à quiconque apprécie les œuvres de l’esprit. La lecture en est parfois ardue, qui suscite l’ardeur. Le lecteur découvre une intelligence à son sommet, un philosophe digne, non des universitaires qu’il ridiculise pour leurs concepts jamais définis, mais de Montaigne, aux exemples convaincants.
Les cours sont établis à partir de dactylographies retrouvées, parfois corrigées de sa main. Des variantes sont proposées, des textes complémentaires, des articles de presse et des résumés. Certaines redondances s’avèrent-elles indispensables ? La première leçon est émaillée d’une faute, « de par l’autorité », leçon pourtant lue, quoique le brillant causeur que fut Valéry n’offrît rien d’un orateur, au débit sec, à la voix terne et sourde, rapporte William Marx, lui-même professeur au Collège de France, et qui a soigné cette édition. Une indélicatesse : « je m’excuse », court les deux volumes, étonnante de la part d’un maître du mot juste.


Malgré le titre, il ne s’agit pas de [cours de] poétique au sens d’établissement de règles de composition, mais d’une « production de l’œuvre de l’esprit ». La réflexion générale, grandiose, ouvrira les portes au structuralisme, à cette réserve de taille près : « la nouveauté pure ne m’a jamais paru constituer une valeur par elle-même ». Valéry, qui tient Bossuet pour notre plus grand écrivain, rejoint encore Montaigne moquant les calligrammes, chez les Grecs, par exemple. Le verbiage, le bavardage, le non-sens lui restent étrangers et c’est heureux. La revue Poétique créée par Cixous, Genette, Todorov, en 1970, tout en reprenant la veine ouverte par le maître, l’a oublié. Valéry aurait-il jamais toléré un Denis Roche ? Tant d’inanités sévissent avec et après le guignol. Barthes, qui aura suivi quelques cours, l’aura oublié le premier qui, moins de dix ans plus tard, imposera le Nouveau Roman, dont la nouveauté de façade aura tôt tari le goût de la lecture chez les Français. Dès 1968, des libraires recommandaient des traductions de littérature étrangère. Pourtant, selon Antoine Compagnon dans ses Antimodernes [Gallimard, 2005], le même Barthes, qui avait imposé la notion délétère de Texte, de Matériau contre l’Œuvre, déplorait sur sa fin le massacre de la langue et revenait à la nécessité du travail pour faire œuvre par et pour lui-même.
Ce qui intéresse Valéry, dont l’élection par ses pairs en 1937 a été vivement combattue par Lucien Febvre, au nom du Front Populaire, soulevant onze de ses collègues contre les vingt-cinq autres, c’est comment l’esprit fonctionne pour créer. La littérature en sort grandie, qui offre des « œuvres sévères et pleines qui répondent au désir de connaissance profonde, aux questions que nous nous posons inévitablement quand nous faisons retour sur nous-mêmes, à l’instinct d’en savoir sur nous-mêmes plus que nous n’en savons par nous-mêmes ». Puis les œuvres « nous bercent des beautés d’un langage plus parfait, plus pur et plus organisé que le langage de nos échanges ordinaires ». La profondeur prime les appoggiatures. La littérature exige « la phrase absolue ». La mode actuelle la répudie. Le redressement de l’école en fera renaître le goût chez les meilleurs. Le consumérisme ne saurait tout emporter. L’art répond après tout, le mieux, au besoin de transcendance.
Valéry considérant le producteur [de texte] et le consommateur [de texte], ce dernier voit des éléments que le producteur n’a pas forcément introduits. En lisant, le consommateur devient producteur à son tour. Par exemple, Valéry use du palimpseste : « le talent sans génie est peu de chose ; le génie sans talent, ce n’est rien ». Reprenant La Fontaine, il assimile le talent au verbe aimer [« aimer sans foutre est peu de chose »] et le génie au foutre. Le lecteur se perd en conjectures. L’important est l’acte, le faire. « L’œuvre d’art provoque chez quelqu’un des développements infinis. L’artiste a pour objet de vous exciter à désirer de revoir, de ré-éprouver, de ressentir son œuvre indéfiniment, infiniment. » Dans le second volume, il précise que l’œuvre idéale n’est jamais épuisée par la jouissance. Il insiste également sur « la nécessité intérieure de l’artiste », sans quoi l’œuvre est inutile.
Sous-titré « le langage, la société, l’histoire », le second volume élargit le champ des questions. Le professeur fait état de son grand âge pour affirmer combien valsent les valeurs. Il a vu « des morts ressusciter, des Hercules tomber en faiblesse ; les notions les plus claires révéler des abîmes d’obscurité ». Qu’admirer, de la faculté de l’homme moderne d’innover à ce point, ou de s’accommoder de l’instable, demande-t-il ? Il note encore : « tout système de valeur est un produit de l’opinion ; toute croyance, une confusion ». La postérité soustrait le meilleur à la destruction qui est naturelle. Enfin, il démontre combien le goût est « excommunié par l’époque », la multitude bornée à la médiocrité. Un tel régal, proche de l’infini, est offert à tous.

Pierre Perrin, note de janvier 2023
parue dans Possibles n° 27 et Livr’arbitres n° 41, mars 2023


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