Jean-François Mathé, Prendre et perdre, éd. Rougerie, 2018, 80 pages, 13 €

Jean-François Mathé, Prendre et perdre
éd. Rougerie, 2018, 80 pages, 13 €

J.-F. Mathé

La poésie de Jean-François Mathé a pour caractéristique un alliage de la légèreté dans la profondeur, et réciproquement. Ce poème, publié page 69, l’atteste à ravir :

« La maison, éteinte au départ des hôtes,
réveille les ombres dans les cloisons.
Alors la nuit vient finir la chanson
qu’on avait laissée sur la note haute.

La fête est plus lente et le vin plus sombre
quand d’autres danseurs morts depuis longtemps
viennent après nous, valsent un instant,
puis la chanson rend à l’ombre leurs ombres.

À nous qui dormons, ces danseurs murmurent
que nos habits n’ont qu’étoffe de temps,
puisque tels les leurs ils seront du vent
avec moins d’étoffe que de froidure. »


Le thème majeur, décliné dans une soixantaine de variations, se situe à l’entour de cette mort qui vient, que mentionne le perdre du titre, mais aussi dans l’examen de ce prendre que recèle la vraie vie. Et, de ce côté-là, l’interrogation est forte. « Où est le vrai de la vie ? » Jean-François Mathé excelle à dire ces « moments étrangers » qui nous traversent « sans jamais nous soulager d’être ce que nous sommes […] On passe la journée sans la vivre. » Quelques réponses ne manquent pas de vivacité. Dès les premières pages, c’est : « Habiter le monde / en le débordant ». Ailleurs, la nuance lui fait écrire : « tu n’as fait qu’attendre / une autre vie » ou bien « j’ai fait tous mes pas de travers ». Sa vision du monde n’en est pas moins limpide, près d’évoquer, ailleurs, la guillotine :

« Et de ce que le monde donne
à partager, les fleurs, les coups,
comme les autres j’eus les coups
car les fleurs ne sont pour personne. »

La démultiplication de l’être, que chacun connaît, sans l’avouer jamais, sans toujours la reconnaître peut-être, lui fait écrire : « on a l’impression ce soir / de se défaire de soi-même / comme d’un vêtement / qu’on ne retrouvera pas demain. » Cette drôle d’échappatoire peut s’avérer cruelle. Dans la maison fermée, au-delà « des cris qui montent du fond des rêves », se trouvent « des visages qu’on a laissés mourir là / à force de regarder dehors l’inaccessible liberté. » Un fort poème marque les limites de notre bonne conscience au regard de la misère, toujours derrière nous.
À chacun de découvrir de beaux poèmes d’amour, de fidélité, de rupture aussi, terrible dans ce poème-là :

« Tu as un nom pour que je t’appelle,
mais il est un puits creusé pour les cris
et les pierres de colère que je jette dedans. »

À quoi s’ajoute une vie de mémoire par-delà les jours enfuis. Il semble que l’absence, témoigne-t-il dans plusieurs poèmes, bruisse à bon droit de la permanence des morts.
Prendre et perdre constitue donc un recueil en dentelles de cathédrale laïque. D’ailleurs, en voulant reléguer le pire du monde qui nous entoure, Jean-François Mathé conclut sa recherche avec ce quatrain sans appel :

« Il ne peut pas fermer son cœur
avec les pierres de ses murs.
Les pierres ne savent fermer qu’elles-mêmes.
Elles seules sont en paix. »

Pierre Perrin, note du 19 avril 2018



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