Emmanuelle Delacomptée, La soie du sanglier
J.Cl. Lattès, 2018, 248 pages, 18 €
« On vit ou on ne vit pas en état de poésie ». Après cette épigraphe de Fargues, poète de Paris, l’action de ce roman, au beau titre métaphorique, transporte le lecteur à la campagne, dans le Périgord noir. Écrivant à contre-courant de la mode, Emmanuelle Delacomptée donne à saisir la poésie à travers son personnage principal. Bernard « n’est pas du genre à écrire des poèmes » justement. La cinquantaine, débraillé, bourru, il vit seul dans un garage, à l’écart du village, où son père pratique l’agriculture intensive, « l’inondation par temps de sécheresse ». Ce fils renégat, en regard de l’aisance que procurent des moyens contre nature, dont la mère est morte depuis longtemps, reste fidèle à la simplicité de vivre, en accord avec sa vérité. Pour cela, son père le méprise et accentue l’écart qui les sépare de toutes les façons possibles et imaginables. Homme qui sait tout faire, tout réparer dans une maison, Bernard chasse, mais il ne tue jamais aveuglément ; il respecte les règles. C’est un homme droit, en tous lieux, donc un mal-aimé, un bas de casse, un être rejeté en règle générale. Il n’apitoie pas, cet « homme qui n’a pas de place ». On le suit avec une affection qui ne cesse de grandir, tellement il est commun, au meilleur sens du terme, qu’il appartient à chacun de nous.
Emmanuelle Delacomptée fait alterner des scènes puissantes, où la force fait s’opposer surtout des hommes que portent des enjeux contradictoires, avec des réflexions et une imbrication dans la nature ; elle la donne si bien à sentir qu’elle en devient presque un personnage à part entière. « L’automne s’était durci […] Puis l’hiver avait gelé les chemins, mais c’était une année sans neige. » En forêt, « les branches oscillent dans un sens, dans l’autre. Le silence, qu’il sait habité, est pur. […] Peu à peu, il se sent bercé dans un espace immense. Est-ce le ciel qui bouge, les brassées de feuillage ? Il oublie ses rêves malmenés. Ses chagrins redeviennent minuscules. […] Les sangliers font leurs mangeures dans les cépées compactes. Les chevreuils raient dans les charmilles. Des ombres d’un quintal passent tout près, le frôlent. Elles se dérobent à peine à l’approche du chien. […] Si les gens savaient ce qu’ils perdent en dormant à cette heure. Cette fraîcheur suspendue. Les parfums intimes de la nature. Les tiges pleines de tendresse, les sucs de la nuit qui s’évaporent, la clarté qui caresse. »
L’autre personnage capital, parmi une douzaine qu’on croise avec délectation, entre dans l’histoire sur la pointe des pieds. Tandis qu’Isabelle, la femme qu’aimait Bernard, et qui l’aimait au point de travailler la terre avec lui tout une année, est partie de sa faute, fatiguée de ses négligences, de son manque de volonté pour leur construire un avenir, entre autres, Bernard se défait au reste, de l’intérieur. Qui ne connaît un tel échec, au moins une fois dans sa vie ? Pourtant, à rebours de cette désintégration qu’accompagnent des excès de boisson, parmi d’autres péripéties singulières, une rencontre d’une extrême pudeur s’opère. Bernard a des mains qui calment les douleurs. Il éloigne les esprits mauvais des maisons anciennes. Marie, une aristocrate de vingt-cinq ans son ainée, veuve, peint en des lieux qu’il croyait seul connaître. Elle peint « avec des pinceaux en soie de sanglier aussi doux que ses bêtes ». Les cœurs se croisent, se haussent, non pas sur la pointe des pieds, mais à hauteur de regard qui devient là encore commun. Ils se trouvent lentement un unisson. Un immense respect, une grande tendresse s’empare du lecteur, une nouvelle fois, jusqu’à la fin de ce beau roman qui, pour une ultime surprise, rend au monde sa beauté et sa lumière.
Pierre Perrin, note du 12 décembre 2017
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Emmanuelle Delacomptée est née en 1981. Elle a enseigné le français en Seine-Saint-Denis et en Normandie, expérience qui a inspiré son premier roman Molière à la campagne, Lattès, 2014. Une note de lecture de ce premier roman sur ce site.