Emmanuelle Delacomptée, Molière à la campagne, JCLattès, 2014, 272 pages, 16,50 €

Emmanuelle Delacomptée, Molière à la campagne
JCLattès, 2014, 272 pages, 16,50 €

couv. E. DelacomptéeC’est le témoignage d’une première année d’enseignement dispensé au début du vingt-et-unième siècle. C’est le cri retenu d’une vérité qui s’appelle un désastre, tout en restant policé. La toute neuve agrégée ès “exophores mémorielles” et autres hypotyposes est expédiée dans les tréfonds de l’Ouest. Son collège est situé à 71 km de son centre de formation qu’elle doit rejoindre deux jours par semaine. Le premier contact avec sa classe la propulse « dans une série américaine des années 1980 : Jordan, Jeffrey, Kelly, Douglas, Kévin… » Elle prend un ton conciliant. C’est, note-t-elle avec justesse, sa « première et radicale erreur ». Et, pour le lecteur, une attente est nouée, jusqu’à la dernière ligne.

Les portraits de quelques élèves et collègues, mais tout particulièrement ceux des formateurs, sans oublier celui de la tutrice aux cheveux jaunes, au regard délavé et aux larmes faciles, car « elle a froid de l’intérieur », sont taillés au canif Vercingétorix. Les formateurs, sortes de valises à roulettes des inspecteurs, qui figurent eux-mêmes des sorties de canalisation abandonnée du Ministère, excellent dans la seule abstraction, faisant reluire des acronymes à tire larigot et un verbiage qui les dissout eux-mêmes. « Dans le cas d’une offense verbale, il faut vous adresser aux géniteurs d’apprenants… » Les parents feraient bien de lire ce livre. Ils verraient l’étendue des dégâts, à quel massacre est vouée l’éducation et donc la France, sans attendre demain.

Emmanuelle Delacomptée narre cette expérience d’une année en de très courts chapitres, souvent dialogués à la perfection, Molière oblige, avec des didascalies prestement conduites : « Charlotte, rire perroquet ». Elle ne cherche pas toujours la voie littéraire, avec des « cheveux coupés à la va comme je te pousse », et un « M. Fernand se pointe dans la salle ». Mais sa phrase moderne est aussi perspicace dans l’analyse des situations : « J’ai pas mon diplôme de bouffon du roi ! Je suis pas intermittente du spectacle ! » que dans l’expression très discrète des sentiments, quand l’angoisse monte en elle et la rend, l’espace d’un silence à la nuit tombée, désemparée.

De ce livre lu d’une traite, écrit à l’aune du bon sens hélas en perdition, la délivrance, à l’avant-dernier chapitre, fait lever le rêve : « Derrière les vitres du train, les paysages verts et vallonnés, les abris agricoles aux toits de tôle et les troupeaux éparpillés ont peu à peu laissé place à des agglomérations, des centres commerciaux et des blocs d’immeubles. Les étangs et cours d’eau qui se faufilaient entre les ronces ont disparu pour des rangées de pavillons et des terrains vagues jonchés de détritus. Les noms de Bréval puis de Mantes-la-Jolie ont défilé en direction de la gare Saint-Lazare, et mon train s’est enfoncé lentement dans la poussière urbaine. »

Pierre Perrin, note du 21 novembre 2016


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