Catherine Dutigny, Carnets secrets du Boischaut, éd. Maurice Nadeau, 288 pages, 19 €

Catherine Dutigny, Carnets secrets du Boischaut
éd. Maurice Nadeau, 288 pages, 19 €

couvertureJe n’aurais jamais dû ouvrir ce livre. D’un polar, l’enquête élucidée, que reste-t-il à relire ? Rien, sauf que l’exception est ici totale. L’antépénultième paragraphe le confirme. « Le mystère peut souvent nous rendre plus heureux que de chercher à tout prix une vérité. » Ce livre offre un bonheur de lecture qui n’est pas courant.
Ces Carnets secrets du Boischaut livrent un univers campagnard, accessoirement berrichon, des bonheurs de langue – « un suaire de cendres » –, un humour de qualité et une vue de l’humanité sans concession. L’auteur, Catherine Dutigny, née à Paris en 1949, place en exergue une fusée de Baudelaire. « La superstition est le réservoir de toutes les vérités. » Ensuite, la composition est subtile et claire à la fois. Il s’agit d’une remontée dans le passé, comme on ouvre des tiroirs gigognes. L’auteur publie, pour ce livre, des carnets rédigés à partir de 1967, qui eux-mêmes recueillaient des souvenirs des deux derniers mois de l’année soixante, qu’un vieux cantonnier avait confiés à un instituteur de son village. Ces souvenirs tournaient autour de l’élucidation d’un mystère : celui du comportement d’une certaine Marthe, veuve sévère aux abords de ses terres, comportement qui remontait à un malheur survenu durant la seconde guerre mondiale, soit une quinzaine d’années plus tôt.
Le récit amorce une sorte de conte à la Marcel Aymé. Un coq est tué, un soir de novembre 1960. Il jette un sort. Des cheminées se mettent à tirer pour une flambée. Et voilà des personnes qui se réunissent au-dessus d’un toit. Se joint à elles un chat subitement doté de la parole. Il va mener l’enquête avec le cantonnier.


L’instituteur qui a rédigé les carnets commente les souvenirs qui lui sont rapportés, au moyen de ses propres notes et réflexions. Il rend ainsi naturel le surnaturel. « Il n’y a dans ces lignes, écrit-il, qu’un fatras d’inepties. » Sous le couvert de l’humour constant, l’auteur livre sa vision de la vie. Ainsi le chat se choque de ce que « les humains tuent pour autre chose que satisfaire leur faim ».
L’enquête en elle-même consiste à trouver l’auteur de la dénonciation qui a condamné à mort le mari de la Marthe. C’est l’occasion de re-parcourir les travers de la seconde guerre mondiale, l’occupation, la collaboration, la résistance et surtout les dessous des actions héroïques, tragi-comiques ou traîtresses de ce temps. Les horreurs restent tempérées. Catherine Dutigny écrit plus large. « Les femmes sont ainsi faites qu’elles accordent plus de crédit à l’instinct qu’à toute forme de rationalité. » Elle conduit pourtant l’essentiel de son histoire à travers le regard, le flair, tout ce que peut penser le chat, animal plus intelligent qu’on ne le croit. Elle note « une éternité, en égrenage de temps félin ». La fille du cantonnier a ses règles à douze ans, un cauchemar. Le chat s’en étonne. « Lorsqu’on perdait un peu de sang, un peu de mercurochrome suffisait pour soigner la blessure. »
Qualité de l’écriture où même un cliché, tel que s’ennuyer comme un rat mort, suscite un commentaire du chat qui le rend drôle, justesse de vue des sentiments propres aux humains, subtilité un peu pataude de l’inspecteur où le lecteur se retrouve en miroir, ces ingrédients réunis confirment que ce récit forme un régal.

Pierre Perrin, note du 5 mai 2022


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