Carole Zalberg, Où vivre, roman, Grasset, 2018, 140 pages, 16 €

Carole Zalberg, Où vivre
roman, Grasset, 2018, 140 pages, 16 €

Carole Zalberg

Où vivre est un roman déchiré ; il ouvre sur les perceptions d’un grand blessé à l’hôpital. « Compter ses os en silence, le corps cloué en croix sur un lit raide » en constitue la première phrase. Qui se rassemble autour d’un grand blessé ? La famille, évidemment ; mais dans le monde moderne, elle est éclatée. La structure qui s’ensuit applique cette logique des éclats. Une difficulté pour le lecteur se noue dans les premières pages ; elle demande à rattacher les fils. À qui pense et surtout parle le narrateur initial ? Le tutoiement implique une familiarité ; mais comment comprendre d’emblée, partager une phrase telle que : « Ta mère continue de répéter Noam ? Noam ? et ce n’est plus un appel », etc. Qu’on se rassure ! L’effort demandé est bientôt récompensé. « Tu demeures dans une impuissance pâteuse, tout emmaillotée de paroles et des sons remplissant la pièce, et tu profites des plages d’ivresse indolore pour te reposer. Le temps se découpe dans cette oscillation. » Une telle somptuosité de l’écriture, sans un mot de trop, le révèle assez pour qui aime la beauté.
La fragmentation du récit fait également place à la reconstruction. Car Où vivre est un roman polyphonique. Si l’intrigue reste secondaire, elle assemble un puzzle entre les cellules grises du lecteur. Les voix qui incarnent les personnages sont en effet multiples. Ce sont les voix des membres de la famille, voix souvent reconnaissables, d’homme ou de femme avec leur univers mental qui évolue avec les années. Ces voix dispersées dans l’espace se rencontrent, se perdent, se retrouvent. La solitude au bain marie qui semble les réunir – à l’image même de notre existence à tous – y file une mélopée entre Israël, La France, Les U.S.A., L’Australie. La réalité du pays nécessaire, mais où chaque habitant doit « verser son obole de brutalité », est subtilement interrogée à travers la variété des personnages. L’un des deux frères œuvre, par des documentaires, à une réconciliation avec les Palestiniens. Il essaie de dépasser l’image du « territoire hanté et déchirant », de ce « pays où tout est combat » ; mais, en même temps, il oblige son frère « à être solidaire d’une démarche qu’il n’aurait pas entreprise ». Il souffre de le blesser. Cette attention à « l’ennemi », si on ose une telle tendresse, du plus proche à l’infini en cercles concentriques, fait d’Où vivre un roman déchirant.
Une basse continue tient l’ensemble qui participe de l’essence même de la littérature à son sommet. Carole Zalberg réussit à pénétrer les meurtrières, à porter le regard au-delà des plus secrets retranchements. Un exemple parmi cent : La figure de la mère apparaît « pas facile à aimer ». Forcément, « l’anxiété et le sens du tragique de ma mère hérissaient le quotidien de piquants ». Sa fille Anna précise qu’elle « bénissait sa sœur d’assumer une telle part de nos devoirs filiaux ». Mais, dix lignes plus avant, la vérité se fait jour : « Il a fallu qu’elle meure pour qu’on évoque son souvenir avec plus de tendresse, pour qu’on se souvienne en riant de ses traits d’esprits, de ses pitreries qu’on prenait pour de la maladresse mais qui étaient probablement volontaires. »
Le meilleur de Carole Zalberg réside ainsi dans sa capacité, qui est grande et admirable, de démêler l’écheveau de tout. Dans le bonheur d’un instant, elle déniche une tragédie. Une querelle fertilise un amour. Il arrive qu’on aime en aboyant, écrit-elle. La recherche de la vérité suscite presque toujours l’hostilité. Elle sait évoquer « la conscience en boule dans un coin du cerveau ». Ainsi ce bref roman, Où vivre, entrouvre des abîmes. Il aide à comprendre « que la conscience d’être juif soit source de fierté, nourrisse une volonté têtue, et non une inquiétude ». Il rend fraternel. « Au temps pour l’invincibilité » ! Il trace une voie de vivre admirable qu’atteste la fin de la dernière phrase. « Nous tous, finalement, sur nos radeaux entraînés par le courant, vivons les heurts, malheurs et beautés d’une seule et même vie, enracinée dans la perte et tendue vers l’embellie. »

Pierre Perrin, note du 2 mars 2018


Merci à Jeanne Orient de m’avoir fait découvrir ce roman fraternel.


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