W. B. Yeats, Lettres sur la poésie
correspondance avec D. Wellesley, préface de Kathleen Raine
traduction de Livane Pinet Thélot et Jean-Yves Masson, La Coopérative, 2018, 336 pages, 22 €

Dans un avant-propos d’une haute tenue, Philippe Giraudon met en perspective cette correspondance des quatre dernières années de Yeats. Le Prix Nobel de 1923 rencontre Dorothy Wellesley, en 1935. Il a soixante-dix ans ; elle, quarante-quatre. En pleine gloire, il est un Irlandais, noble d’esprit ; elle, une Anglaise, noble d’argent, c’est-à-dire fortunée. Ces lettres ont été rassemblées par l’amie et publiées l’année suivant la mort du poète, en 1940. Elles paraissent en français pour la première fois.
Dans son avant-propos, Philippe Giraudon hausse le regard, d’emblée, en précisant comment on peut être vieux, sans vieillir ; comment une assomption personnelle peut s’accomplir. Il note, accessoirement, que « le puritanisme n’est au fond qu’une des formes de la tendance humaine à l’oppression collective ». Le propre du séducteur est au contraire de valider l’appétit de la jeunesse. On se doit de remercier les deux éditeurs pour le supplément d’intelligence qu’ils apportent au texte, au-delà du répertoire biographique et de l’index final qu’ils ont réalisés.
Kathleen Raine, en son introduction qui date de 1964, résume bien le but de Yeats : « incarner la pensée la plus haute possible dans la forme la plus simple possible ». Quelle autre définition de la poésie, voire de la littérature, pourrait surpasser ce vœu ? C’est bien pourquoi le classicisme l’emporte, en tous pays, en toutes époques ; la modernité pour seul horizon reste trop souvent une bouillie. Yeats écrit précisément : « l’écriture poétique doit être aussi directe que la conversation ». Où trouver plus agréable que La Fontaine, en ses Fables ? Cependant, l’éloge n’égare-t-il pas un peu Kathleen Raine, quand elle affirme que le poète fut aussi « un ami délicat, ne cherchant jamais à s’imposer au détriment de son correspondant » ? Il semble que l’individu a pu paraître quelquefois indélicat. Non seulement Yeats opère des corrections, au détriment du sens, à la volée, sur des poèmes seulement survolés que lui soumet sa correspondante au talent modeste. Mais surtout, il parle sans cesse, il vaticine ; l’écoute est son point faible ; il est sourd, écrit Dorothy. « Il ne peut pas garder le silence. » Ce poète symboliste rappelle Courbet, jusque dans ses humeurs instables. Alors qu’elle lui écrit combien elle est surmenée par ses tâches : gérer sa propriété, élever ses enfants, et autres domesticités, malade quelquefois, la plainte ne le fait pas renoncer à séjourner chez elle, des semaines entières. La lettre du 3 septembre 1936 est à cet égard sans appel.
Pour le reste, et c’est l’essentiel, ce volume offre de grands plaisirs. Le premier est de suivre un échange, même disproportionné, par les nationalités, les genres, les états sociaux, poétiques, etc. Les assauts d’amabilité de Yeats sont enrichissants, quand même l’esprit supérieur l’emporte souvent. Dans cet échange, les pôles et les parti-pris de l’intérêt se déplacent comme des pièces sur un jeu d’échecs. Il a ses bêtes noires ; il a sa façon de considérer la critique, à la cravache, et c’est un galop de pensées. Elle apporte des amis, des finances, de l’affection ; elle le trouve beau, l’assiste dans ses derniers jours et le fait reposer dans sa tombe, aux côtés de sa femme.
Le second plaisir, supérieur pour qui tient une plume, même électronique, réside dans les nombreuses remarques dévolues à l’écriture. « Les corrections dans la prose, parce qu’elle n’a pas de lois fixes, sont sans fin ; un poème tombe juste, avec un déclic de boîte qui se ferme. » Toutes les corrections de poèmes retiennent l’attention. « Il ne devrait naturellement jamais y avoir d’alternative pour aucun mot. » Quant à jauger la qualité, il écrit : « Il faut du temps pour avoir une certitude sur une œuvre nouvelle ». Tout à la fin, Yeats confie : « J’ai l’impression de seulement commencer à comprendre comment écrire ». Cet aveu coïncide avec la maîtrise totale à laquelle il est arrivé. Cette idée, sujette à caution, s’avère passionnante.
Le troisième est politique. Telle qu’on la pratique aujourd’hui, la politique est « un immonde ramassis de mensonges ». Quelques autres idées pour une plus haute forme : « Les catholiques instruits, ecclésiastiques ou laïques, savent que nous combattons l’ignorance […] Les hommes qui se prennent de sympathie pour la politique prolétarienne imitent les pires manières de la populace […] Les gueux ont échangé leurs place mais le fouet claque toujours […] La haine est une sorte de souffrance passive, mais l’indignation est une sorte de joie. “Quand on me dit de quelqu’un qu’il est mon frère protestant, disait Swift, je me souviens que le rat est mon semblable” […] La haine est une fermentation de leur désir de lécher vos bottes […] L’Europe est dans la phase décroissante de la lune ; toutes les choses que nous aimons sont-elles sur leur déclin ? »
Mais il y a aussi les rapports avec le théâtre, la musique, d’autres poètes, tout particulièrement Eliot, qui est aussi éditeur ; accessoirement une belle sentence cerne Erza Pound : « professeur américain asexué malgré toute sa violence » ; « Mallarmé s’évade de l’histoire » ; et les successeurs, l’éternel problème de tout artiste accompli devant la voie que prennent les jeunes qui lui succèdent.
C’est donc un livre riche, intense, que viennent de publier les éditeurs de la Coopérative. Ma note est déjà trop longue. Mais j’ai encore jubilé à ces deux formules : « Shaw m’a écrit une longue lettre décousue, végétarienne et asexuée ». Elle date de février 1937. La littérature est immortelle. Et, pour Dorothy Wellesley, « Yeats, c’est un excès de passion troublé par la raison ». Vous connaissez beaucoup de thuriféraires de cette qualité ?
Pierre Perrin, note du 26 juin 2018
- Les pages de lancement pour 100 notes de lecture sur Le Frais Regard
- Paloma Hidalgo – Canetti & Goldberg – Paul Valéry – J.-F. Migeot
- Jean-François Mathé – Richard Millet – Sabine Huynh – Alain Duault
- René de Ceccatty – Paul Gadenne – Claire Fourrier – Catherine Dutigny
- Claire Boitel [deux titres] – Domi Bergougnoux – Jean-Pierre Siméon [deux titres]
- S. Tesson – V. Megglé – C.-A. Planchon – C. Krähenbühl et D. Mützenberg –
- Jérôme Garcin – A. Nouvel – J.-M. Delacomptée – M. Compère-Demarcy –
- – Céline Debayle – Jean-Jacques Nuel – Mathilde Bonazzi – Éric Brogniet –
- – Patrick Grainville – Didier Pobel – Stéphanie Dupays – Ariane Bois –
- – Carole Zalberg – Éric Poindron – Jacques Réda – M. Compère-Demarcy –
- Pierre Jourde – Gwenaële Robert – W. B. Yeats – George Orwell –
- J.-F. Mathé – André Blanchard – Jean-Michel Delacomptée – Sophie Calle –
- A. Baldacchino – Jean-Pierre Siméon – Marie Murski – Emma. Delacomptée –
- Gwenaële Robert – Marc Villemain – Marc Dugain – Éric Brogniet –
- Jean-Michel Delacomptée – Éric Poindron – Michel Baglin – Patricia Suescum
- Jean-Marie Kerwich – Nimrod – Richard Millet – Jean-Pierre Poccioni
- Francesco Pittau – La Revue littéraire – Alain Nouvel – Jean Le Boel
- A.C. Rodriguez – Jean-Claude Pirotte – E. Delacomptée – Gérard Chaliand
- J.M. Delacomptée – Jean-Yves Masson – Jacques Réda – François Laur
- Thierry Radière – Natacha Appanah – Louisiane C. Dor – Jean-Pierre Georges
- Adeline Baldacchino – Franck Balandier – Adrien Goetz – Estelle Fenzy
- Guy Goffette – Adeline Baldacchino – Claire Fourier – J.-Claude Martin
- Frédéric Tison – J. Viallebesset – Dom. Sampiero – Pat. Delbourg
- Sophie Pujas – A. Baldacchino – Marlène Tissot – S. Rotil-Tiefenbach
- J.M. Maulpoix – Sophie Pujas – Philippe Delaveau – J.M. Delacomptée