Frédéric Tison Le Dieu des portes, Libraire-Galerie Racine [coll. les HSE], 98 pages, 15 €

Frédéric Tison, Le Dieu des portes
Libraire-Galerie Racine [coll. les HSE], 98 pages, 15 €

couv. TisonDans la troisième préface qu’il avait projetée pour De l’amour, Stendhal rapporte : « Je n’avais même pas eu l’idée de solliciter des articles dans les journaux ; une telle chose m’eût semblé une ignominie. […] Le résultat de mon ignorance fut de ne trouver que 17 lecteurs de 1822 à 1833. » De l’amour, GF, 1965. Il se pourrait que la modestie de Frédéric Tison lui soit préjudiciable. Il vient de publier son troisième recueil de poèmes, en six ans, et pas une note. Il est pourtant publié sur des revues, papier et électronique. Il tient aussi un “blogue”  de qualité sur lequel on peut lire sa définition de la poésie : « dire ce qui nous arrive : le morcellement, la déréliction, la fluidité, l’extase, le moment saisi dans sa verticalité, mais aussi le tâtonnement, au sein de (et contre) la vitesse et la surcharge ». Voilà qui accrédite un certain sérieux, il me semble. D’autant que, dans un entretien accordé à Jean de Rancé le 11 avril 2016, Frédéric Tison précise : « le poème en prose n’est en rien une prose ornée, ni une prose qui imiterait lointainement le vers : chacune de ses phrases doit pouvoir se tenir solidement de telle sorte qu’en modifier un mot en amoindrirait la structure tout entière. Je ne parle pas seulement d’une syntaxe forte, que je crois absolument nécessaire par ailleurs, mais aussi du fait que le poème en prose doit proposer un autre Chant. […] Son exigence n’est pas moins grande que celle du poème en vers, et son rythme particulier me tentait depuis longtemps. » Si les deux premiers recueils étaient en vers en effet, ce Dieu des portes fait le choix du poème en prose, à quoi s’ajoute celui d’une architecture. Frédéric Tison poursuit : « Plusieurs textes ont pour trame une “histoire”, un “récit”, ou plutôt un fragment d’histoire ou de récit, même s’ils n’en sont pas à proprement parler. Mais histoire possède également le sens d’image (manuscrits historiés des monastères médiévaux, par exemple). Quant au reste du sous-titre du Dieu des portes, “histoires en peu de phrases”, il s’agissait, notamment, de souligner la brièveté des textes : il me semble en effet qu’un poème en prose a plus de force quand il tient sur une page, quand le regard peut l’appréhender tout ensemble immédiatement. »

Toujours dans ce riche entretien, Frédéric Tison éclaire encore sa démarche : « Le poème ne raconte pas comme un récit, une nouvelle ou un roman, mais il se nourrit de récits et d’histoires, de légendes et de mythes tout aussi bien. L’une de ses trames profondes, ou l’une de ses lames de fond, est le temps, où se déploie l’histoire, où s’amorcent, se développent et s’achèvent des histoires, et non seulement celles de l’auteur. » Mettons en conséquence, par exemple le 24ème extrait du Cahier I de ce Dieu des portes, à l’épreuve d’une lecture :

« La rue est noire et quelqu’un marche derrière toi. Les portes qui s’ouvrent et se ferment tout près semblent des rumeurs de voix sans mémoire.
Combien de soirs se sont-ils éteints dans tes pas ? Sous la lune brève, la nuit elle-même est revenue, dans l’abondance des miroirs.
Te retournerais-tu qu’une ombre serait passée – Croyais-tu la précéder, avec l’insolence et la hâte ?
La rue est lourde qui s’écoule ; sur ses trottoirs tu vois une à une tes arches s’effondrer — Tu les lanças au sein de tant d’autres qui déclinèrent, qui furent emportées ! »

Le Dieu des portes est fort de trois cahiers de 28 proses chacun. Ils font suite à une note liminaire en forme de clé de lecture. Le premier cahier consacre le poète dans la ville – la ville qui ne se prête qu’en amante ; les second “Sylvestres” et dernier “Planètes” agrandissent l’univers. Nietzsche et Hölderlin les traversent telle une ombre. Il semble bien que l’univers de Frédéric Tison soit proche de celui de Roger Kowalski, dont l’ultime et admirable À l’oiseau, à la miséricorde fut posthume [1976]. Cet univers approche parfois la féerie, et toujours la poésie. Il n’y a pas cependant décalque de l’un sur l’autre. Autant l’évocation de la femme chez Kowalski est datée, autant chez Frédéric Tison celle-ci incarne la lumière. Autant Kowalski cultive les tournures et le choix des “vocables” passéistes, autant Tison n’y recourt qu’avec délicatesse. Et, pour ne pas appesantir, si le passé miroite chez Kowalski, comme s’il faisait de ce qui nous attend un royaume, chez Tison, il n’est jamais un absolu. Le présent l’habite à vif. Sa recherche, dont l’objet est “qu’est-ce que vivre”, est tournée vers l’avenir. La parenté entre les deux poètes est donc une suggestion que d’autres auront à cœur d’explorer davantage. Elle reste cependant utile pour qui découvre ce Dieu des portes.

Ce qui frappe dans ces trois laisses de poèmes, dont chaque page peut se lire séparément, c’est la permanence de la rencontre : « Tu es parmi les objets silencieux. Voici que tu t’avances vers moi ». Il y a très souvent une grâce, un sourire. Aucun visage traversant ce Dieu des portes, même celui de « ce silène puant, poilu et ventru » ne s’avère repoussant. Il y a tout au contraire, sinon quelques éclats de rire, dans une langue toujours parfaite, une absolue confiance : « Silène, tu chantes le monde et le monde est dans ta voix. » Il y a même des pages à la hauteur de celles de Bonnefoy : « Je suis encore ta naissance, me dit l’ombre ». Bien sûr, la lecture du livre exige une attention, non que l’écriture de Frédéric Tison soit compliquée, au contraire, mais son sujet atteint parfois à l’indicible que justement il révèle. Il est un vrai poète – à découvrir. Un poète qui atteint à la célébration de la beauté : « Plus seule, plus fière que toi, elle te sait ; elle est là où tu t’admires ; là où tu te hais ; là où tu comprends que parmi les savoirs et les regards sont tant et tant de rêves peints de couleurs vives ; et tu devines à tâtons dans la lumière. »

 Puissiez-vous apprécier à votre tour cette « création » que Paul Farellier a raison de qualifier, sur la quatrième de couverture, d’ « ambitieuse et très évolutive ».

Pierre Perrin, note du 14 mai parue sur La Cause littéraire le 7 juin 2016 [effacée depuis]

[Reour à] Frédéric Tison dans Possibles n° 9 —>

Roger Kowalski lu pour La Nouvelle Revue française n° 557 – Avril 2001

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