Nimrod, J’aurais un royaume en bois flottés, Poésie/Gallimard, 2017, 256 pages, 7,30 €

Nimrod, J’aurais un royaume en bois flottés
Anthologie personnelle 1989-2016, Poésie/Gallimard, 2017, 256 pages, 7,30 €

NimrodNimrod est né au sud du Tchad en 1959 et a publié son premier recueil de poèmes en 1989. Après plusieurs romans aux éditions Actes Sud, dont Les Jambes d’Alice, 2001, il livre ici son anthologie personnelle de poèmes 1989-2016. Il a appris le français à l’école élémentaire. Il a choisi cette langue et, à la faveur d’une bourse obtenue par l’entremise de Léopold Sédar Senghor pour rédiger une thèse de philosophie, il dit avoir découvert Paris sous la neige en février 1991. Si ces détails formulent déjà une légende, l’essentiel est ailleurs. Car les premiers poèmes posent l’art poétique de Nimrod. Il se dégage, écrit-il, de l’éloquence, voire de l’imprécation familière à la poésie africaine, pour « mettre sa voix en veilleuse », en accord avec les chefs-d’œuvre de la langue française. L’extraordinaire est le cap qu’il a su garder. Il précise dans Que la pudeur voile à jamais mes larmes, postface à la seconde édition de Pierre, Poussière, 2004, reprise dans cette anthologie : « Je n’ai pas abandonné le vibrato du tribun ; je n’ai pas succombé aux séductions de l’esthétisme. Je m’efforce seulement de faire émerger la beauté d’où qu’elle vienne. C’est dans l’entrelacs des sensations que celle-ci me fait signe. […] on est écrivain parce que l’expérience du monde, par la force des vocables, devient singulière. » 

Dieu sait si la sienne, d’expérience, est forte ! Elle dit l’effraction du monde, la marche vers l’infini, un peu l’exil, mais davantage le sentiment de trahison que lui opposent ceux qu’il a quittés, pour réussir, sa déploration de la guerre tant « l’humus est carnivore » ; il dit encore la mère abandonnée, le père si mal compris, les enfants, bref une vie d’homme dans sa plénitude. « J’escalade des sommets, puisqu’ils sont en moi. […] Je cultive le plaisir à bride abattue. » Pour écrire tout cela, il recourt à diverses formes. Le poème est souvent nourri, structuré jusqu’à des sortes de laisses, qui peuvent atteindre la quinzaine. Mais il peut aussi s’avérer presque laconique. Le poème est parfois en prose, en vers libres, en versets qui eux-mêmes peuvent courir sur une demi-page. La prosodie est forte, jamais en défaut, et nul ne trouvera chez lui de trou d’air, encore moins une esthétique de salon, pire, de caniveau, bref aucun cache-misère que la prétendue modernité ne finit pas de recycler. On est tout au contraire dans la grande transmission de la mémoire, tout ensemble singulière et universelle, qui de Ventadour à Cadou et Réda, en passant par Villon, La Fontaine et Césaire, en arrive à Nimrod « orphelin de rien de moins que l’horizon ».

On peut mesurer l’épaisseur de la langue d’un poète à la tranche de vie que porte cette voix. On se souvient de Baudelaire qui voulait du nouveau, d’Apollinaire qui faisait entrer le petit peuple de Paris dans Zone. L’empan de Nimrod, c’est le monde. S’il emprunte un reflet au calligramme pour dire New York, simplement, il commémore, pour les condamner, les répressions, les assassinats de mineurs sud-africains, d’étudiants tchadiens, le génocide du Rwanda. Ce sont « les bonnes vieilles tueries », de retour. Il évoque aussi les « Tirailleurs Sénégalais, Francs tireurs des causes perdues, francs barreurs du bâtiment France en naufrage », pour terminer : « Oublions cette honte qui teinte Paris de la cendre de nos restes. » Mais il fait aussi rouler les trains. Curieusement, l’avion reste absent de cette anthologie. Les arbres veillent, où qu’ils soient. Partout, l’être affleure, les larmes se mêlent à la rosée, le soleil au désir, les femmes pourvoient à des douceurs tentaculaires, leurs seins offrent des goûts d’éternité, à l’image de l’enfance, de la maison perdue et qu’éloignent les années. « Le soleil est noir à force de clarté. »

Ce volume est un royaume. Le singulier y atteint l’universel à chaque page. Ici préfacé par Bruno Doucey, Nimrod, qui revendique jusqu’à la gloire des culs-terreux, offre un très grand recueil. S’il s’est cru de reste avec son glorieux prédécesseur, Léopold Sédar Senghor, il l’a plus que rejoint dans la grandeur ; il l’a dépassé. La poésie de Nimrod est une reine absolue. Lisez-la. « Un bonheur odorant, une chanson bien douce. / Qui l’éprouve est bouleversé, qui l’entend / Est pacifié. Ce sont sentiments que les monarques / Voudraient graver sur leur blason. » Longue vie au roi Nimrod, dans le mitan de son œuvre déjà capitale.

Pierre Perrin, note du 18 mars 2017 parue dans la revue Diérèse n° 70 [mai 2017]


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