Virginie Megglé, Étonnante fragilité, Eyrolles, 2019, 144 pages, 16,90 €

Virginie Megglé, Étonnante fragilité
Eyrolles, 2019, 144 pages, 16,90 €

Virginie Megglé

La modestie de l’auteur, l’acuité de sa réflexion et de son savoir, une puissante force de persuasion confèrent à la lecture de ce bref essai le sentiment d’une nécessité vitale. Sachant que huit chapitres structurent ce plaidoyer passionnant, Virginie Megglé rappelle en première ligne que pour notre société « la réussite est le maître mot. » À cet ukase, elle oppose son regard propre. « La fragilité est constitutive de l’humanité. » Sa démonstration ne souffre pas le doute. « Étymologiquement, fragile signifie qui est frêle, qui peut être brisé, broyé… qui se casse facilement. » Le nouveau-né, le nourrisson, longtemps le mal aimé sont à l’évidence fragiles, parfois en butte à force cruautés. Or, ajoute-t-elle, « la nature humaine est une œuvre d’art » et à ce titre les sentiments, les relations s’avèrent fragiles. La question qui libère la problématique de l’essai est claire. « Est-il possible de considérer la fragilité comme faisant partie de notre constitution avant qu’elle ne surgisse comme un obstacle ? »
Virginie Megglé met en évidence le complexe de supériorité que la société inculque aux garçons. Interdiction leur est faite de manifester leurs faiblesses. Elle ne passe pas sous silence la fermeté demandée aux hommes, en cas de guerre. Elle déplore que la mémoire transgénérationnelle exalte, au point d’en faire une vertu, l’invulnérabilité, les combats terminés. « La vulnérabilité n’a pas plus sa place que les états d’âme, la vie reste un combat (contre soi-même, contre sa propre sensibilité et pas uniquement contre l’autre supposé dangereux) même en temps de paix. » Elle déplore que la dénonciation féministe de la banalisation de la violence soit ridiculisée, alors que les garçons « réifient » les filles. Le verbe est bien à la hauteur de l’horreur. Les artistes sont à peu près les seuls à privilégier leurs faiblesses, à braver « l’interdit de fragilité », à instituer le respect. Elle cite Montaigne rappelant que la société a été organisée par les hommes au détriment des femmes.
Virginie Megglé ne remonte pas plus encore, mais elle invite entre les lignes à considérer la place de la femme dans quelques civilisations. En Occident, Homère ouvre le bal, huit siècles avant J.-C., Pénélope attend qu’enfin le valeureux Ulysse rentre au foyer. Seule compte l’abnégation de la compagne, durant dix-huit ans. Dans L’Iliade, la femme est fauteuse de troubles. En Orient, dans les Contes des Mille et Une Nuits, d’origine arabe, persane et indienne, tous écrits en langue arabe, la fille du grand vizir, Schéhérazade, doit raconter au prince chaque nuit une nouvelle histoire « pour garder la vie sauve ». On ne peut mieux marquer la fragilité de la femme. Je ne connais guère la civilisation chinoise. Mais le choix de l’enfant unique dans la seconde moitié du vingtième siècle a privilégié le mâle. Ce n’est certainement pas un hasard. Ce détour voudrait vous persuader combien ce livre de Virginie Megglé, Étonnante fragilité, s’avère indispensable.


Le chapitre quatrième plaide pour une confiance mutuelle. Le cinquième, au centre, en plein cœur du volume rapporte un témoignage bouleversant suivi des analyses des destins croisés de Marylin et de J.-F. K. « L’écorché vif ne connaît pas de trêve. » La suite du volume met en évidence « la glaciation du sensible, la sidération qui opèrent. Seule, seul, sans défenses, nous sommes désemparés ». C’est l’attitude, « la culpabilité de l’innocent », que souligne Virginie Megglé. Mots terribles et vrais. Toute la fin du volume est un chant de délivrance. Au lieu que « la haine enferme nos fragilités dans une cuirasse », il faut accepter les larmes libératrices. « Être fragiles n’est pas une maladie. » Virginie Megglé offre d’ultimes analyses remarquables de lucidité. Par exemple, la perte d’une mère, écrit-elle, « c’est l’expérience de la fin de l’éternité ». Elle interroge encore et toujours. « Qu’est-ce que le soin sans la chaleur d’une main ? » Le dernier chapitre enfin entonne un hymne à l’amour humain, à l’humanité dans toute son étendue. « Rien n’égalera jamais le sourire du nourrisson. » Et puis comment mieux dire « les cœurs qui se touchent pour dire au-revoir » ? Lisez ce livre, ce grand livre qui invite à fonder une nouvelle société pour demain.

Pierre Perrin, note du 24 octobre 2019 – Quinzaines, n° 1222, Décembre 2019


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