Jean Le Boël, La mère patrie, éditions Henry, 2015

Jean Le Boël, La mère patrie
éditions Henry, 2015, 112 pages, 10 €

Jean Le BoëlSous-titré “fragments d’une autobiographie fictive”, ce récit met en scène les dernières années de la vie d’une mère, une vieille mère, son transfert de la maison de vivre à la chambre de retraite, où finir. Comment la vie s’épuise et comment un être à la fin se retire de la vie, du peu qu’il en reste, avec la ténacité nécessaire pour tromper la vigilance d’un fils attentionné, voici la trame la plus visible de ce livre. C’est du témoignage, de la chaux vive. Ce qu’on peut attester est que cette morte est bien vivante ; toute une existence est ici revisitée. Et les enseignements que Jean Le Boël nous invite à tirer sont nombreux. Tout d’abord on n’oublie jamais son enfance, ni ceux qui nous ont mis au monde, ni ceux qu’on a aimés. Quand bien même l’esprit vient à manquer, le corps lui se souvient pour crier sa douleur. L’ouvrage l’atteste en narrant plusieurs scènes vécues. Un poète contemporain le confirme au demeurant : « On ne vit / pas neuf mois dans le corps d’une mère, sans / qu’au moment de sa mort ne surgisse de soi / le douloureux écho du cri de la naissance. » Ce sont des vers de Richard Rognet, dans Élégies pour le temps de vivre, Poésie/Gallimard, 2016.

Parallèlement à ce socle d’affection, on voit que la ruse est le propre de l’homme et l’habite jusqu’à son dernier souffle. La fin est étonnante, en ceci que la mère arrête un jour définitivement de lire, cornant l’ultime page parcourue sur cette citation : « On ment toute sa vie, même, surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. » Elle est de Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu. Après ça, non, pour cette femme de quatre-vingt-dix-huit ans, plus rien ne valait. Or ce souvenir rapporté vers la fin du volume permet de revisiter presque tout le livre. Dès le quatrième paragraphe, en effet, est consignée « l’incommodité d’un mari, d’un ménage ». Apparaît un peu plus loin la pauvreté de l’extraction pour la sœur aînée qui a raté son ascension sociale – un vrai sujet de roman populaire des années trente, fustige l’auteur. À l’évidence, on n’est libre que de l’écume produite durant notre vie. Ce qui nous a structuré, ce qui nous a marqué au fer rouge de l’amour, cela seul perdure. Et les mots portent peu de vérité.

Concernant son travail d’écriture, Jean Le Boël offre une lucidité sans faille : « il ne suffit pas d’écrire, encore faut-il le faire de manière à être compris ». Il a beau nommer l’incontinence un « sarcasme du destin », ou constater que « les fruits pourrissaient dans les compotiers », ou narrer le décès d’un grand-père au moyen de cette unique évocation : « les reins saisis d’une sieste dans l’ombre profonde », chacun suit on ne peut plus clairement sa pensée. Mais justement – si on concède cette infime contradiction – ce qu’on appelle une grande œuvre ne devrait-elle pas réserver, à de certains endroits, une part de mystère, à l’image de nos tréfonds qui se dérobent si souvent à notre lucidité ? Peu importe. Ce livre s’achève sur cette note quasi citoyenne : « On devrait avoir la lucidité et le courage d’aider les siens quand ils ont la grandeur de mesurer qu’il est temps de partir, mais qu’ils sont privés de la possibilité de disparaître rapidement et sans souffrance ».

Pierre Perrin, note inédite du 12 janvier 2017



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