Pierre Jourde, Le Voyage du canapé-lit, Gallimard, 2019, 272 pages, 20 €

Pierre Jourde, Le Voyage du canapé-lit
Gallimard, 2019, 272 pages, 20 €

Pierre JourdeLe contempteur salutaire des années 2000, avec La Littérature sans estomac, disponible en Pocket, le critique barbelé qui a récidivé avec Le Jourde et Naulleau, disponible en points/Seuil, franchit une fois de plus les lignes pour s’installer du côté romanesque. En 2017, il avait donné, sous un titre en anglais, un fort requiem pour Gazou, son fils emporté par un cancer à l’âge de vingt ans. « Comprendre que le deuil puisse faire fuir ceux qui le rencontrent, justement à cause de cela, de l’impossibilité de trouver une posture juste, une parole qui ne sonne pas faux. » Par le miracle du ton juste, le tombeau pour ce fils résonnera longtemps.
Le Voyage du canapé-lit se situe sur un tout autre registre. Le titre déjà grésille de dérision. Le bandeau « ça déménage » le confirme ! L’auteur ne cache pas ses emprunts à Diderot, à son Jacques le Fataliste. Il s’agit pour Jourde de jouer ici une sorte de symphonie du ridicule. Le canapé, « personnage » central du titre n’est que le prétexte du récit. Deux fils et une bru transportent le corps du délit ; ils le transportent de la banlieue parisienne en Auvergne. Que faire sur cinq cents kilomètres, parcourus dans la journée, sinon discuter de tout et de rien ? Les discussions sont entrelardées de quelques observations géographiques. À l’occasion, Jourde cite Théodore de Banville qui se souvient en vers du « vieux Moulins bâti de briques roses ». Le commentaire ne se fait guère attendre : « Ce n’est plus un transport de canapé, c’est une croisière culturelle. » Il cite des vers de l’abbé Delille qui « font l’éloge des fleuves qui favorisent le commerce et l’industrie ». Il leur trouve un charme qu’on devrait mettre en doute. À la page suivante, il se moque de lui-même en ces termes : « C’est Shéhérazade avec du poil aux mollets et une barbe de trois jours. » On rit bien un peu, beaucoup parfois, mais non sans se retenir, car Jourde laisse entendre que l’essentiel est ailleurs : « ce n’est pas avec ça qu’on fait un roman ». Il insère des dialogues dignes de Angot, pour mieux s’en moquer ; il crucifie l’auto-fiction ici étendue à un frère et à la belle-sœur qui les accompagne.
Durant la journée que dure le transport du canapé-lit, descente de la tour puis installation comprise dans la ferme finale, la parole court ses analepses sur une cinquantaine d’années. On revit une jeunesse à divers degrés. « Les chiottes de mémé, c’est comme le canapé, tu ne pouvais pas les sentir. C’est bizarre, parce que dès qu’on voyage tu cours t’enfermer aux cagoinces […] J’ai beau parcourir le monde, rien à faire, il me fait chier. » On court néanmoins l’Amérique latine à la Che Guevara, la cartouchière en moins. On entre même à l’Académie française, pour le prix de la critique reçu pour La Littérature sans estomac, la mère lui fichant la honte à faire entrer de force les petits fours dans son sac à main. La scène, qui pourrait être un sacrement, est surtout placée sous le signe de l’urinoir défendu, jambes croisées sur un jésus pleurant l’absolution ! Jourde inclut, page 240 sa propre lecture : « Tout y est, c’est une caricature d’auto-fiction : la confidence intime, la famille, les amours, le name dropping, le petit monde des écrivains, les crudités sexuelles et scatologiques. »
L’étonnant, c’est l’ensemble des dissonances. Par exemple, la grand-mère est présentée comme « une artiste de la malveillance » au départ, ce qui relève d’un jugement. Elle s’incarne ainsi cent quatre-vingts pages plus loin : « une petite femme au visage carré, avec les lunettes et la permanente de rigueur. Silhouette trapue, aux hanches larges articulées sur deux courtes jambes arquées qui lui donnaient l’air de descendre de cheval, elle qui n’avait jamais connu de cheval qu’en morceaux ou en saucisson. Elle avait le vrai sourire de la bonne grand-mère » et, bien entendu sa fille, la mère des deux fils qui alternent la conduite du Jumper, cherche ardemment son affection. Une étude sur les ratés du style en dirait long sur notre décrépitude. « Chichicastenango […] se déploie autour des marches de la cathédrale que plus baroque tu meurs. » C’est, entre trente exemples, page 67. Ce livre est un brûlot qui singe à grands traits d’acide notre littérature de fin de civilisation.

Pierre Perrin, note du 7 janvier 2019



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