Patrick Grainville, Falaise des fous, Seuil, 2018 [repris en poche Points/Seuil, 8 € 90]

Patrick Grainville, Falaise des fous
Seuil, 2018 [repris en poche Points/Seuil, 8 € 90]

GrainvilleAcadémicien Français, Patrick Grainville a publié vingt-six romans. Les Flamboyants lui avait valu le Goncourt à 29 ans. Patrick Grainville, c’est le Versailles moderne de la littérature. Falaise des fous, ce roman qu’il qualifie de « mémoires », rutile de jets de langue comme autant de jets d’eaux ; de la féérie ; des batailles linguales plus somptueuses que des batailles navales ; et tout aussi bien la simplicité la plus solennelle, sans oublier la vie toujours, sans coup férir. Dès le départ : « La vie est vaste… quoique assez courte désormais » ouvre et clôt un paragraphe. La page suivante consigne : « Mourir sur le motif, comme Molière ! »
Je dégustais ce grand cru quand une mini-paralysie m’a obligé à le reposer. Je regrettais déjà de ne l’avoir pas lu à parution, quand je commençais Le Modèle oublié. Car Grainville campe un Courbet nature et grandiose à la fois, à côté d’une bonne dizaine d’autres, dont Manet, Monet, force grands maîtres de la toile et de la plume. Comment auraient-ils pu se manquer, à plus d’un siècle de distance ? Quoi qu’il en soit, le grand Grainville fait dire à Courbet : Certains « font des culs qui n’ont jamais pété ! Moi, je fabrique de la chair pour de bon, farouche et puissante, avec du sang dedans. » Et quelques pages plus avant : « Courbet énorme, effervescent, le couteau de peinture au poing, rit d’avoir équarri la vague comme Rembrandt son bœuf. » Sur la même page, « la vague est un tigre qui rit ». On est en 1865 et Courbet multiplie ses marines. Grainville assure que le peintre a parlé à Maupassant qui le qualifie de « lourd et gai, farceur et brutal […] plein de bon sens paysan caché sous de grosses blagues ».


« En 1867, Courbet peint son fameux tableau de chasse L’Hallali du cerf. Dans la fresque désordonnée de leur meute houleuse, les chiens culbutent, pattes en l’air, se dressent, cuisses écartées, fleuris de belles couilles. Tels sont les nymphéas de Courbet. On regrettera seulement que l’arabesque noir du cerf armé de ses sabres lancéolés ait perdu ses deux nénuphars dans l’ultime combat de sa vie. Nul n’est parfait. Le malheureux avait sans doute la pensée ailleurs. » Ce tableau est peint immédiatement après l’agonie d’Urbain Cuenot survenue les 10-11 janvier 1867 qui amène Courbet à Ornans où il reste trois mois pour peindre son fameux dernier grand format.
Les pages qui narrent la guerre de 1870 relèvent de l’épopée. Cependant, l’amour n’est jamais loin, fût-ce l’amour des Misérables. « Ce qui m’envoûtait était la force du mythe, de l’épopée, la puissance d’ensemble du tableau et l’extraordinaire invention du style. » Mais Grainville ne se contente pas de lire. « Ce qui cimente une liaison profonde est la capacité de confidences des amants. Notre relation à Mathilde et à moi était surtout sexuelle. L’apport vint de la littérature à laquelle elle m’initia. Mon goût nouveau de la peinture alimenta, en retour, notre intimité. » Voilà qui éclaire la moitié de ce roman qui offre des échappées politiques et spirituelles. « Ce n’est jamais l’égalité jusqu’au bout ». Une centaine de pages plus loin cette remarque sur la dénomination de servante corrobore la réflexion générale : « à quoi bon maquiller l’inégalité » ? Quant à « l’au-delà, [il] n’existe pas […] J’ai regardé la vie. Je n’y suis entré que par le ventre des femmes ». Grainville écrit ventre à terre et couché à la fois ou peu s’en faut.
Côté style, la poésie exulte sous sa plume : « Me hantent ces paysages blonds, de clair de lune doré, de mon enfance. Les champs viennent d’être fauchés. En Normandie, juin est le plus beau mois du monde. L’été alors est éternel. L’herbe coupée fleure bon […] On éternue puis on s’enfouit dans le ventre des meules. » A-t-il raison d’affirmer que Rimbaud aurait démodé Baudelaire ? Leur profondeur les rapproche au-delà de leurs tombes. La profondeur est tout ce qui reste, jusque dans une liaison, « l’effet de gomme sur le passé » demeure inévitable. Il écrit encore son peu d’émotion à regarder Un enterrement à Ornans, à la différence de sa visite de Notre-Dame de Paris.
Ces cinquante ans d’histoire de l’art, d’amours et de France, forment une mélopée puissante. Elles sont parcourues de réflexions d’une grande justesse. Ainsi : « La maladie efface tout, les souvenirs heureux de la vie. Elle interdit le bilan serein, le sentiment d’avoir, après tout, accompli son temps. Le corps souffre, l’esprit rumine et souffre, l’âme s’aigrit. La vie devient une plainte sourde ou manifeste. » Ce roman flamboyant – encore, mais qui dirait le contraire ? – s’achève avec Monet et la Belle Époque. « Les Nymphéas peuvent mourir pour Monet, ils sont sauvés pour nous. »

Pierre Perrin, note du 26 mai 2019

Patrick Grainville, Le Trait et le tout… sur le roman pour La Bartavelle n° 4, en 1996


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