Jean-Pierre Georges, Jamais mieux
Tarabuste, 2016, 160 pages, 15 €
Ce dixième titre… C’est drôle ! Il y a vingt ans, paraissait au Dé bleu Je m’ennuie sur terre. C’était déjà un dixième titre – que voilà rétrogradé à la quatrième place “du même auteur” de Jamais mieux. Lecteur, avec Georges, la circonspection est de rigueur, ne serait-ce que pour ne pas pisser de rire. Car il y a vingt ans Je m’ennuie sur terre paraissait un long poème en vers brefs, non ponctués, avec une majuscule à chaque début de strophe dont la longueur variait de un à seize vers, le tout entremêlant des réflexions caustiques et des fragments de récit immobile en vers. Or depuis, Jean-Pierre Georges a jeté le vers aux oubliettes. Il fait référence, dans Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, 2003, « à l’époque où je ne savais pas encore qu’il n’y a pas de grands poètes ». Et, s’il écrit, dans Jamais mieux, « il fut un temps où je rêvais d’un “achevé d’imprimer par l’Imprimerie Floch à Mayenne” », il oublie la parution de La Plainte, dans La Nouvelle Revue française de septembre 1988, entre des pages d’Octavio Paz et de Karen Blixen. Il y notait déjà : « Je n’ouvre aucun livre car je sais ce que j’y trouverai ; au pire l’insoutenable rhétorique, au mieux la banale confirmation ». C’est là qu’il a trouvé sa voie, entre le poème en prose, assez voisin de Jean-Claude Martin, et ces sentences drôles, cruelles, désabusées. Emprunté à Cioran, son exergue offre une fusée éclairante : « On ne peut rien dire de rien. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de limite au nombre de livres. »
La condition humaine est décortiquée, passée au vitriol. « On ne réclame la mort qu’en bonne santé. » Son sujet est pris dans une dérision de première importance. « L’homme est un animal qui pense. Surtout à lui. » Le sujet, cependant, ne se limite pas à la petite personne de celui qui l’écrit, entre le travail réduit à la servitude, les tours de vélo, force vacuités, même si Jean-Pierre Georges aimerait nous en persuader. « Pour éviter d’avoir des convictions, penser d’abord à toutes celles qu’on a défendues (avec ardeur et ridicule) et penser surtout aux convictions des autres ! » La vie entière passe dans ces pages. L’attention à la nature, pas seulement à l’animal, mais jusqu’au brin d’herbe. « Un homme de parole n’est jamais bavard. » Surtout le regard porté sur autrui s’avère sans concession. Ainsi « Ma mère, logorrhéique au possible, en termine par… « hélas ! » Ces deux syllabes posées liminairement suffisaient, elle n’y a pas songé. » À ceux que rebuterait le laconisme de Jean-Pierre Georges, je rappelle peut-être que logorrhée, bâti comme diarrhée, signifie incontinence verbale. Qu’ayant beaucoup parlé [sur un sujet de peu d’importance sans doute, libre au lecteur d’imaginer], la mère [figure digne de respect, d’habitude] clôture son flot de remarques par un « hélas ! » qui résume totalement sa pensée… vide. La banderille de Jean-Pierre Georges est sans appel. La mère aurait dû se contenter de ce hélas, mais, petite cervelle = « elle n’y a pas songé », elle a déblatéré pour rien ! Mais au-delà, n’est-ce pas toute l’humanité qui parle le plus souvent pour ne rien dire ?
Le sexe tient une place modérée dans cet ouvrage, toujours drôle, sauf à tâter de l’expression “liberté sexuelle”, qui amène à noter combien « cet esbrouffant oxymore a fait florès – et même des ravages – dans tous les esprits ». Le milieu des poètes, enfin, n’est pas épargné. « S’il était vraiment mon ami, il ne m’enverrait pas son livre. » Il n’y a pas que les critiques pour comprendre cela. Il y a bien plus cruel. Une vingtaine de citations sont discrètement intercalées entre les saillies de Jean-Pierre Georges. L’une de ces citations est la suivante, ces deux mots, seuls : « Peu importe ». Si je laisse chacun pousser l’exégèse sur ce point sorti des guillemets, je demande de quel impérissable poète vivant, et combien adulé, peut bien être cette citation ? Cette cruauté, si aiguë, muettement proférée, me paraît une des meilleures exécutions de ce début de siècle. Un Angelo Rinaldi, naguère dans L’Express, battu à plates coutures. Je goûte qu’à tant de componction dans le milieu, Jean-Pierre Georges oppose son innocent couperet. Jamais mieux est donc un parfait livre de chevet. S’il convient de le lire avec des pincettes, ce sont celles de l’amour, tant il réconcilie pour longtemps avec la littérature.
Pierre Perrin, note du 14 juin parue dans La Cause littéraire le 17 août 2016 [supprimée depuis]
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Lecture de Je m’ennuie sur terre, 1996 — Jamais mieux sur le site des éditions Tarabuste