Pierre Perrin lit Paul Gadenne, Le long de la vie, carnets 1927-1937, préface de Didier Sarrou, éd. des instants, 2022, 496 pages

Paul Gadenne, Le long de la vie
carnets 1927-1937, préface de Didier Sarrou, éd. des instants, 2022, 496 pages

Né en 1907 et mort en 1956, Paul Gadenne a publié six romans de son vivant. De Siloé, 1941, à L’Invitation chez les Stirl, 1955, il a laissé une trace littéraire enviable. Une douzaine d’inédits ont paru depuis. L’intérêt des lecteurs n’a cessé de grandir. Les présents carnets sont inédits. Les éditions des instants, toutes récentes, offrent une belle édition, nonobstant l’absence de tiret demi-cadratin pour les incises.
Œuvre de jeunesse à part entière, ces sept carnets réunis s’apparentent à un bréviaire. À l’exception de quelques rares maladresses, naturelles chez un étudiant, tel l’accent sur le premier E de reparties ou « j’ai été au bois », l’écriture est parfaite. Cette parole d’encre d’un écrivain qui « éprouve, à tort ou à raison, le besoin, la démangeaison d’exprimer », ne se démode pas. Gadenne écrit au clair, en fin observateur, en fidèle de l’introspection. Il donne à peser les désirs, les émois, les fictions, les intentions qui le traversent. Il mêle la narration pure – de nombreuses pages constitueraient sans peine un recueil de nouvelles – et des aphorismes. « Il faudrait plus de temps pour écrire sa vie que pour la vivre. » Il consigne cette note, alors qu’il n’a pas vingt ans. La mièvrerie l’ignore. Il a horreur de l’éphémère, du bavardage, de l’inutile. Il étudie Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, parle de l’œuvre éclose depuis peu avec des talents de conférencier, sans verser dans la proustolâtrie. Il se méfie de l’amour-propre qui « empêche de goûter pleinement les autres ». Il n’est guère de pages où le lecteur ne sente battre sa vie.
D’abord, l’étudiant s’entiche de garçons de son âge. Il les poursuit de sa passion, sans les asservir. Il reste un délicat, un pur. Le tact le préserve. Assouvir ses envies, ou rien, le tient relativement à l’abri de remords qui en assaillent d’autres. Gide l’agace avec ses insolences. « Rien de plus faux, de plus énervant que ce livre, L’Immoraliste. » Le fil des expériences l’amène à se convaincre que la vie doit s’accaparer tout entière, sans restrictions. Les œillères le hérissent. « Le pessimisme n’est que l’attitude de l’enfant qui boude parce qu’il n’a pas eu de dessert. » Le goût de la passion le fait bifurquer vers les filles, sans drame ni regret. Le cœur est bicéphale.


Le long de la vie figure un journal – « la vie n’est jamais qu’une somme d’heures » –, dans lequel se faufilent de nombreux portraits intérieurs. La datation reste secondaire. Les femmes y apparaissent plus pour leur tendresse ou leur rouerie que pour leur beauté, quand même le jeune homme la place haut. « On pouvait dire qu’elle ne portait pas ses robes mais que ses robes avaient l’air de la porter. » Aucun visage ingrat dans ces pages, peu d’illuminations, encore moins d’esbroufe. Aucun portrait à la Saint-Simon ni, par ricochet, dignes de la Recherche. Pas de vaines descriptions de la nature. Il s’abstient, même à ses heures de cycliste. Les rencontres en revanche rivalisent de cruauté. Le mensonge révulse l’âme. Le vrai est consubstantiel à l’écrivain. « Une œuvre implique toujours une certaine maîtrise de soi-même. » On se demande si pareille observation résulte de l’efficience de l’éducation d’alors, ou bien d’une réflexion personnelle avancée ? En tout cas, Gadenne se défie de ses emportements, sans s’interdire le chagrin.
Côté lectures et littérateurs, les jugements restent rares ; les grands l’encombrent peu, alors qu’on sent le jeune auteur nourri des classiques grecs, romains et français. Il consacre à La Joie de Bernanos vingt lignes qui sont tout sauf charitables. C’est « un ouvrage qui vous donne des courbatures […] trop de médiocrité dans les êtres ». Gadenne va même jusqu’à rapprocher les extases de la neurasthénie. Ce croyant, qui instaure « un dialogue entre Dieu et moi » et qui trouve noble sa faiblesse, décoche ainsi des traits contre les sœurs de charité qui, bien en chair, à l’occasion, le soignent et le malmènent à la fois. Il note « beaucoup d’à-peu-près d’expression chez Gautier ». Je me demande si les écrivains de demain – les grands demandent une descendance – conçoivent seulement l’idée de l’expression, tant l’école française a perdu la bataille de la langue aujourd’hui. Gadenne moque encore la « puérilité de la disposition typographique » chez Claudel, la « morale à courte vue » d’Anatole France. Il récuse Rousseau et les révolutionnaires en général comme primaires, dépourvus de sagesse. Il regarde Valéry tel un intellectuel paresseux ; ses écrits sont de circonstance. Gadenne annonce notre époque. « Le succès seul fait le talent de beaucoup d’hommes. »
Il consigne quelques remarques de classe. « La douceur féminine est une chose si particulière qu’on la retrouve et qu’on la goûte même chez une bonne. » Dirait-on qu’il a vieilli à cause de ce trait d’éducation, quand il sait aussi nommer une « réserve de bonheur qui s’accumule ». Il serait sot de le rejeter pour cause de préjugé. Toute époque applique les siens. Le propre du préjugé est de rester une adventice, de n’épargner aucune conscience dont la faiblesse est d’ignorer la réflexion. On ne peut juger que de ce qui est mis, sinon en accusation, au moins en balance. D’ailleurs, l’auteur regarde en général plus haut que la société. C’est son défaut pour les uns, sa réussite pour les autres. Ses idées sont claires, qui révèlent une richesse. « Le roman : c’est résumer autour d’une fiction son expérience. » Il faudrait qu’il soit « tel qu’après l’avoir écrit je puisse mourir ».
L’altitude de la pensée rejoindrait-elle les hauteurs du sanatorium ? Gadenne y passe des mois et des mois à plusieurs reprises. Il y apprécie, c’est selon, la solitude nécessaire pour écrire, en même temps qu’il la déplore au vu de la duplicité de ses congénères et, parmi les règles sociales, le qu’en-dira-ton qui oblige les femmes à mille ruses pour se retenir. Il explore la jalousie, la trahison, le pardon impossible en même temps qu’humblement souhaité, plus généralement la perversion nichée en tout être. Il n’est pas noir ; il porte haut ses ombres. Il consigne des pensées dignes de La Fontaine qu’il ne cite pas. « L’approche d’un mal est plus redoutable que le mal lui-même. » Ce malade à l’esprit sain, conscient de l’urgence que lui intime la vie, pour la prendre à pleins bras, offre ici un long récitatif, un régal. Le long de la vie occupe d’ores et déjà la place d’un très grand livre de chevet.

Pierre Perrin, note du 26 mars 2022
dans Quinzaines et revue Livr’Arbitres n° 38


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