Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy, Gallimard, 2017, 400 pages, 22,50 €

Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy
Gallimard, 2017, 400 pages, 22,50 €

Marc DugainLa composition part délicatement du moment présent pour y revenir en force, vers la fin. Entre temps, un professeur d’histoire contemporaine de l’université de Colombie-Britannique se persuade que la mort de ses père et mère, en 1967 et 1968, est liée à l’assassinat de Robert Kennedy. Pour ce faire, celui-ci mène une double enquête qui s’inscrit, dans la discrète alternance des chapitres, dans une vraisemblance dont on ne doute pas un seul instant. Le roman met à nu les ressorts politiques de l’Amérique des années soixante, propres à expliquer les deux assassinats, à cinq ans d’intervalle, des frères Kennedy. Le narrateur croise ainsi, avec la grâce de l’évidence, entre espionnage, raison d’état et secrets de famille, la grande et la petite histoire. L’intensité parfaite du récit, introduisant des coups de théâtre entre de fines perceptions de l’âme humaine et des bouffées d’émotion, se hausse, pour la profondeur de l’analyse, au côté du grand Wyndham Lewis, Condamné par lui-même, traduit de l’anglais par Philippe Valentré, éditions Phébus, 2002.

Les analyses de Marc Dugain sur les ressorts et les buts politiques au travail dans la société américaine d’alors semblent illustrer les remarques de Machiavel. Elles débordent évidemment la nation qui les lui fournit. L’auteur discerne avant tout « l’infantilisation du peuple par le mensonge ». À cet objectif assigné par la duplicité même de qui exerce le pouvoir, proférant des idéaux sur le ton de promesses qui leur ressemblent – « l’essence même de la démocratie est de créer des espérances que chacun sait inaccessibles » –, le peuple se vouant par défaut à un chef qui le rassure, s’ajoute l’évidence que le peuple réfléchit peu. Ce dernier « n’est préparé qu’aux vérités simples, et dès qu’elles deviennent complexes, elles se perdent dans des méandres qui ne profitent qu’aux menteurs et aux manipulateurs. » Et Marc Dugain expose clairement le fond de la manipulation : c’est de recourir, en toute impunité, à des mots impropres, capables d’exprimer sans vergogne l’exact contraire de leur définition. Pour ne donner qu’un exemple, les “dommages collatéraux”, expression créée pour la première guerre d’Irak, cachent ainsi plus de cent mille cadavres. Or chacun, chaque jour, participe de cette confusion. « Impropres, les mots sont improprement utilisés, pourquoi parler d’alliés quand il ne s’agit que de vassaux, pourquoi parler de guerre pour la liberté quand il ne s’agit que de libérer de nouveaux marchés en dopant une industrie militaire qui, à intervalles réguliers, mendie de nouveaux conflits ? » Il parle bien de peuples « mal préparés » ; c’est l’éducation qui est en cause, en effet.

Certaines vues, qui détourent les théories du complot, sont fort intéressantes. Celles qui en découlent ne le sont pas moins : « la révolution psychédélique, le mouvement hippie et la contre-culture des années soixante auraient été volontairement favorisés par la CIA. Celle-ci voyait deux avantages à cet élan : il était non violent et cette contestation s’autodétruirait naturellement sous l’effet de la drogue. » De même « la révolution sexuelle […] a rebondi sous la forme d’un marché universel, celui de la pornographie, dont le chiffre d’affaire mondial talonne celui de l’aéronautique ». L’art de la formule est constant chez Marc Dugain. « La dictature du prolétariat s’était révélée n’être que la tyrannie d’une caste de psychopathes paranoïaques et pervers. » Ou ceci qui ne manque pas de profondeur : « La charité, c’est prendre aux pauvres tout ce qui leur reste, leur dignité. » Quant à la démocratie, n’est-elle pas ici mise à jour ? « Il faut percer la couche des notables, des maires, des gouverneurs, des leaders syndicaux. Tous ont un prix qui va de la fourbe considération à la corruption en passant par les honneurs. » La situation en France est clairement énoncée sur une page d’anthologie. « M. […] avait pour le peuple l’exquise condescendance du pervers pour sa proie. » Marc Dugain dénonce « la confusion schizophrène » qui ne nous lâche pas et rappelle que « la Résistance avait représenté un peu moins d’un Français sur vingt […] une période épique sans gloire ».

Si l’analyse politique, qui forme le cœur nucléaire de ce roman, est passionnante, s’avère aussi passionnant l’autre versant, plus intime, au-delà de la création de multiples personnages, le rapport du narrateur à son père, à sa mère, à la femme qui l’inspire. Comment ne pas admirer la première page qui magnifie en creux la plus subtile des dédicaces « pour ne pas m’avouer que je l’aime profondément » à l’adresse d’un personnage qui va s’effacer sur trois cents pages, pour mieux reparaître dans une sorte d’apothéose ? La dernière page détricote une prière, à la mesure du cosmos. « Viendra le temps où la farce humaine disparaîtra comme elle est advenue. / À l’échelon de l’univers, un ours blanc qui perd un poil. » Ainsi restons-nous de « petits êtres jacassants, grisés d’un langage imprécis, relais bruyant d’une conscience étriquée ». Cet empan atteste la discrétion jointe à la hauteur de vue de Marc Dugain. Ce roman fait plus que mériter ses dizaines de milliers de lecteurs, il rend à la littérature une perfection dans la simplicité qu’on avait presque perdue de vue.

Pierre Perrin, note du 2 octobre 2017


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