Céline Debayle, Baudelaire et Apollonie, Le rendez-vous charnel, roman, Arléa, 2019, 164 pages, 17 €

Céline Debayle, Baudelaire et Apollonie
Le rendez-vous charnel, roman, Arléa, 2019, 164 pages, 17 €

Debayle

Ce premier roman réunit dès le titre Baudelaire et Apollonie. Le prénom désigne « la Présidente » qui a inspiré onze poèmes à Charles. Elle a reçu le premier le 10 décembre 1852. En apparence, le sujet du roman semble résumé dans la dernière phrase : « Amoureux cinq ans, amant un jour ». C’est que certaines nuits ne sont pas plus belles que les jours ! Combien trouble reste celle qui unit Charles à sa Muse qu’il a sans doute trop idéalisée ! À l’exception des quinze dernières pages, le roman converge bien vers la nuit délétère du 27 août 1857. J’en étais resté à la date du 30 que donne Pia dans Baudelaire par lui-même [Seuil, 1952]. Le sous-titre du roman, en tout cas, Le rendez-vous charnel, tend vers « le désir brûlant comme le sucre au feu ». Et les chapitres presque haletants servent un kaléidoscope d’odeurs, de couleurs, de sentiments contradictoires.
Arrivé sur le lieu de son rendez-vous, le poète se perd en mondanités pour retarder le moment de « palper une gorge immaculée, d’une pureté d’hostie […] Maintenant, Apollonie ôte la culotte, sa touffe est luisante, comme mouillée d’encre. La voilà donc toute nue. » C’est que le poète hésite, tremble au seuil de son désir. Il lui avait écrit, deux ans plus tôt, à un ricanement de sa sœur à elle devant ses poèmes, combien « sous votre charmant visage, vous déguisiez un esprit peu charitable ». Et, six mois plus tard, le 12 janvier 1858, il lui fera observer que « le ridicule de la douleur me fait plus de mal que la douleur », mais c’est alors qu’il boite. Baudelaire est d’abord un esprit martyrisé. Ce soir-là d’un martyre présumé heureux, alors que « les secondes sont des gifles », Charles se sent entre autres « coupable de vol, une déshonorante trahison » envers Alfred Mosselman, ancien ambassadeur proche du pouvoir, qui assure rente et appartement à Apollonie. L’étreinte s’accomplit donc dans des affres pour le poète. « Elle va se rhabiller. Baudelaire est soulagé, il pourra se libérer, retrouver la ville, la nuit, la solitude. Mais elle dit qu’elle veut absolument réussir, surtout avec un poète qui rime si bien l’amour ».


Le XIXe siècle essentiellement artistique traverse une part du roman. L’auteur donne aussi la parole à la femme libre que veut être la Présidente. Apollonie revient ainsi sur la sculpture de Clésinger où elle fait don de sa chair. Réalisée dix ans plus tôt, Femme piquée par un serpent, qu’on peut voir à Orsay, figure l’orgasme derrière le serpent. Céline Debayle prête une intéressante réflexion à Apollonie. « Seule l’agonie est aussi intime que cet instant-là. Aurais-tu exhibé ta mère mourante ? » Oserait-elle le demander à Mosselman, comme on formule une prière ? Les lettres qu’elle écrit pourraient-elles lui être remises ? « Les mots sur ma vie de femme m’ont transpercés comme des coutelas. » À partir de cette humiliation, Céline Debayle nourrit une triple interrogation qui triangule toute l’érotique du siècle : la madone et la putain, dit autrement l’amour charnel et l’idéal en forme d’immaculée conception, et plus encore comment on s’extirpe de cet étau, quand on est une femme entretenue. Outre ces réflexions de qualité, le roman s’éclaire de beautés qui emportent l’adhésion. « La nuit avance, les minutes meurent pour rien. Le poète fronce les sourcils, son silence est si long qu’il commence à lui faire mal. Ses mots restent en bouche. Au fond d’un gouffre […] » C’est bien chez Baudelaire et Apollonie qu’il faut se rendre avec Céline Debayle pour remonter le temps mieux qu’une horloge.

Pierre Perrin, note du 12 juin 2019

C’est très secondaire, mais dans l’article que Thierry Savatier a consacré au roman de Céline Debayle, le 13 mai, le critique d’art confie que son arrière-grand-tante Aglaé-Joséphine Savatier était « la Présidente ».

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