Gérard Chaliand, Feu nomade
et autres poèmes, préface de Claude Burgelin, Poésie/Gallimard, 2016
Né à Bruxelles en 1934 de parents arméniens vivant en France, Gérard Chaliand, soixante-dix titres parus, est connu pour ses atlas géopolitiques et autres traités de polémologie. Or il avait publié un opuscule, à vingt-cinq ans, dans la collection “jeune poésie” dirigée par Robert Malet. Et Chambelland avait imprimé, en 1972, un deuxième volume, qui donne ici son titre à l’œuvre, Feu nomade192 pages, 7,20 € sur le site Gallimard. Tournée l’ellipse d’un silence de quarante ans, deux suites la clôturent, qui datent des dernières années et forment la seconde moitié du présent recueil. Une telle rareté, factuelle, méritait d’être ici rappelée, et cette autre aussi : on “devient poète” ? Chaliand l’était à vingt ans, pleinement. « J’ai dormi sous l’écorce du silence », consigne-t-il, dès le premier poème. Quatre décennies sous cette écorce n’ont rien effacé ni tari. Il faudrait que de jeunes poètes s’imprègnent du cœur de ce livre, tant Chaliand écrit dans la proximité de Miron, un peu en deçà, certes. Mais tous deux, au lieu de continuer le journalisme et le galimatias par d’autres moyens, nous disent leur préhension de la vie, sans afféterie ni verbiage. À vingt-cinq ans, il emprunte à Horace cette épigraphe : « En un bref espace, épuise un long espoir ». Il tend trois cordes à son arc de poète.
Avec la première corde, il écrit la rencontre de la femme. La simplicité l’éclaire tout entier. « Un jour, je sus peu à peu qu’elle venait à moi. / J’eus la bouche pleine de son amour. » Il est donc devant elle toute attention, toute délicatesse, toute admiration : « toute l’eau des neiges fond aux perles de tes doigts / et tu offres ta grâce sans désir de retour. / Chacun de tes sourires déchire un peu de roche. » Il lui consacre un de ses derniers poèmes dans la dernière partie, Saga si lointaine. Il note comment les hommes en général considèrent l’autre moitié de l’espèce : « cette engeance maléfique, / qui manipule, se joue des hommes, trompe / et dont le ventre, sans fond, happe comme un gouffre […] Amantes ou guerrières, elles sont impitoyables. / On tue et on se tue pour elles, / à cause de leur ventre et de leurs yeux ». Mais il prend aussi leur défense : « Elles sont des proies pour le viol, / un butin de guerre, / presque toutes destinées à subir, / à vieillir, en se vengeant sur des brus ». Et de rappeler encore : « Comment résister à ton feu, corps féminin ? / À ta fragile beauté entre deux nuits, / celle où tu n’étais pas encore, / celle où tu ne seras plus. »
La deuxième corde que tend ce recueil réside dans le regard porté sur le monde. Gérard Chaliand ne cache pas « le chapelet d’horreurs où l’espèce dégorge sa haine, sa peur / et la joie d’écraser. » Il souligne, sans trembler, que « tous les peuples sont xénophobes ». Il déplore sobrement : « On meurt beaucoup ici, à cause de l’au-delà » et que nous appartenions à « une espèce prompte à enfourcher la folie ». Il reconnaît les leçons de l’histoire, selon lesquelles l’expansion crée la grandeur, en même temps qu’elle accrédite les massacres et que, peut-être, l’art qui en découle dure plus que les empereurs et les empires. Il note aussi que « les stratèges avisés œuvrent pour une paix féconde ».
La troisième corde fasèye à ravir. Elle dévisage, dès les premiers poèmes, le passage, le glissement vers la mort. « Ta chaleur dérisoire contre la chute du temps / la vie te tisse des rides de dentelle. » Il chante l’amour, l’éclair de la merveille, le combat pour les valeurs, celui de la décolonisation par exemple, sans taire quelques conséquences parfois déplorables. Et puis il se désarme lui-même : « La vie m’a plu, dans le mouvement librement choisi. / Je passe. » Il célèbre jusqu’à l’honnêteté envers soi-même, si rare, à travers cette presque unique injonction : « Garde-toi d’avoir à penser, un jour, en te retournant / comment as-tu pu vendre ta vie unique pour si peu ? » Enfin il concède : « Comment ne pas regretter ce qui fut ? » Ce recueil d’un poète, à l’écriture posée, tel qu’il apparaît parfois à l’écran, net et profond dans sa vie comme dans ses vers libres, sans jamais un mot de trop, procure d’authentiques plaisirs de lecture. « Précaire a toujours été la vie. / J’ai marché droit au vent du risque. / Tout se gagne en consentant à perdre. »
Pierre Perrin, note du 12 novembre 2016, parue dans la revue Diérèse n° 69 en janvier 2017
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