Mathilde Bonazzi, Mythologies d’un style les Éditions de Minuit, La Baconnière, 2019, 214 pages, 20 €

Mythologies d’un style les Éditions de Minuit
par Mathilde Bonazzi, essai, éditions La Baconnière [Suisse], 2019, 214 pages, 20 €

BonazziMinuit serait une maison d’édition qui se veut de famille et de haute littérature. Le stéréotype initié par Jérôme Lindon est reconduit par la critique. Pourtant, à l’épreuve d’une lecture stylistique, la mythologie de la haute littérature s’écroule aussi bien que celle d’une famille d’écrivains. Cet essai démystifie surtout le comble du style, l’étoile polaire de Minuit. Cet essai égratigne aussi, en creux, le psittacisme de la critique. « Les écailles me sont donc tombées des yeux », écrit d’ailleurs Michel Audétat, le premier à parler de ce volume, dans Le Matin Dimanche du 19 mai dernier. Si les journaux sont concernés, l’université aussi.
Mythologies d’un style les Éditions de Minuit est le condensé, la refonte d’une thèse soutenue voilà sept ans par Mathilde Bonazzi. Accessible au grand public, cet essai multiplie les réjouissances. À la différence de la majorité de ce qui se publie, il offre une syntaxe correcte, une analyse en tous points étayée, des idées claires. Il apporte des connaissances et autres références précises, incontestables. Ainsi les éditions de Minuit, c’est d’abord la Résistance avec Le Silence de la mer, dès 1942, puis Le Nouveau Roman, « un goût créé à partir de rien » (de la bouche même de Lindon en 1994) mais béni par Roland Barthes, et tout une suite de coups éditoriaux, qu’éclaire Mathilde Bonazzi : « une pure acception marketing : ce que créent les éditeurs, c’est un produit destiné à une cible ». Minuit, c’est avant tout « un éditeur qui entretient des relations privilégiées avec la presse, vecteur essentiel d’un capital symbolique ». À l’autre bout de la chaîne, la critique renonce à tout jugement autonome.
Qui se souvient que Tropismes de Nathalie Sarraute a d’abord paru chez Denoël en 1939, avant sa réédition chez Minuit en 1957 ? Ce détail parmi d’autres indique combien la prétendue « famille Minuit » relève de la composition a posteriori. 1957, c’est l’année de La Jalousie du conseiller littéraire de Lindon. Comme l’étaient les Robbe et les Grillet, les deux titres sont réunis par Émile Henriot pour un article qu’il donne au Monde le 22 mai 1957. Sous un titre creux, « Le nouveau roman » sans majuscules, le feuilletoniste de 1944 à 1961 déplore que « les livres comme celui-là, La Jalousie, finiront par tuer le roman en dégoûtant le lecteur ». Cette vérité prémonitoire est vite retournée par le marchand Lindon. Avec Barthes en premier secours, l’éditeur renvoie la vieille critique à son « aveuglement ». Mathilde Bonazzi précise que ce terme d’aveuglement masque ici un « euphémisme d’incompétence ». Comme toujours « la paresse intellectuelle fige la réception ». Et l’avant-garde va pulluler, certaine d’augurer le classicisme de demain. « Il fait un froid structuraliste », écrira Yves Martin dans un poème du Marcheur [Chambelland, 1972]. Mais le lieu commun du style Minuit d’avant-garde et révolutionnaire s’érige et persiste en doxa.


L’autre cliché, celui de la « famille Minuit » – très important une famille d’écrivains, comme une famille politique –, « interdit aux journalistes d’aller vers une définition construite du style littéraire. En lieu et place est élaboré un discours, souvent caricatural, volontiers polémique, sur ce qui serait un style du clan Minuit ». La preuve est qu’il aura fallu un demi-siècle pour qu’un journaliste ose dénoncer, sous pseudonyme, la barbe, l’ennui. « Ils ont emmerdé toute une génération […] La seconde vague plus chiante que la première, plus dispersée et plus merdique. » Quant à l’actuelle… Sous couvert « d’écriture blanche, frigide, anorexique […] enveloppée dans le beau papier cristal de l’avant-garde », il arrive que la prétendue exigence de style se confonde avec une « Série Noire écrite dans l’esprit de la collection Harlequin. » Ainsi se perpétue la maison à la couverture blanche et bleue, sans rien perdre de son prestige.
Les quatre-vingts dernières pages de Mythologies d’un style les Éditions de Minuit proposent une analyse, croisée d’entretiens, d’œuvres de Chevillard, Laurent et Mauvignier, avant de conclure sans tergiverser : « Puisque le style Minuit n’est que mythe sociocritique, il revient à la critique de réajuster la réception des œuvres et de renouveler un discours le plus souvent stéréotypique ; aux lecteurs d’expérimenter une lecture vierge de tout présupposé et d’apprécier à leur juste valeur »… Puisse le vœu de Mathilde Bonazzi être exaucé sans entrave ! Puissiez-vous la lire et bientôt jeter aux orties les œillères en vogue !

Pierre Perrin, note du 3 juin 2019


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