Franck Balandier, Le Silence des rails, Flammarion, 2014, 215 pages, 12 €

Franck Balandier, Le Silence des rails
roman, Flammarion, 2014, 215 pages, 12 €

couv. BalandierC’est l’histoire d’une vie, d’une naissance à Paris, un 18 novembre 1918, gare de l’Est, aux tout derniers mots de ce livre : je confie l’histoire de ma vie – le 15 mai 1968. Mais le cœur, l’essentiel du récit, des pages 39 à 204, court de fin juillet 1942 à septembre 1944. C’est alors la libération du « Struthof, Alsace, France, camp de malades involontaires. Struthof, hôpital concentrationnaire militaire. Camp de morts. Presque le nom d’un gâteau ». Étienne Lotaal, né entre des rails de chemin de fer, placé à l’orphelinat, devenant homosexuel, puis déporté comme tel, « triangle rose, pointe vers le bas » va descendre y racler le fond de la souffrance humaine. Le Struthof, sis sur une ancienne piste de ski, était aménagé « en terrasses, à flanc de montagne, au milieu de la forêt ». Le héros, critique oblige, va descendre jusqu’aux barbelés inférieurs. D’abord, il est préposé à l’évacuation des tinettes. À la fin, il servira de cobaye à une ultime expérimentation médicale. Les personnages ne sont pas nombreux. Parmi ceux-ci, Ernst, le soldat en charge de le surveiller pour la collecte des latrines, est bientôt fusillé pour lui avoir offert un dictionnaire français/allemand. Sa deuxième surveillante, Mina, vingt ans, disparaîtra elle aussi, mystérieusement. Il y a surtout, plus mystérieuse encore, Ingrid, la fille de neuf ans de l’Oberführer Kramer, commandant du camp, qui partage une sorte de secret, sans mot, avec le prisonnier. Elle finira noyée, autre symbole de l’innocence, victime de la fatalité.

Franck Balandier s’attache à faire ressentir cette vie entre les barbelés. « Ceux qui possèdent les armes ont toujours raison. » Dans l’enfermement, à quoi se rattache un être ? « Tout à l’heure, maintenant, j’entendrai l’aboiement des chiens, plu haut, au sortir du brouillard, du côté des piscines maquillées, près des patinoires, les jeux des enfants, l’insouciance de leurs cris, quand la mort à côté. Je suis le sang séché de mes insomnies. Je guette le goût du fer, je le guette à travers mes yeux encore clos, ce que la nuit consent, agglutinée, derrière mes paupières, j’entends le bruit du fer qui coule entre mes jambes, tout au fond de moi, le vacarme de mes seaux qui attendent des averses dorées, des marées si petites, des clapotis. » Attaché à sa fonction, Étienne en vient à cette extrémité : « Nous mangerions nos merdes s’il fallait les manger, si notre survie devait en dépendre […] Nous dormons au pas de nos estomacs. Nous parlons à nos gencives mortes ». Pour ce qui le concerne, « il y a le cri des châlits partagés », la sentinelle satisfaite « dans le cul rose, les fleurs de merde », la honte de ce qu’il fut, l’effacement de tout, sauf la souffrance. « La viande est rouge de tous les crimes commis en son nom. »

Le style de Franck Balandier, dont c’est le quatrième roman, s’avère sobre jusqu’à l’émeri, le plus souvent. Quelquefois il atteint à une rare poésie. « La neige craque, un bruit de gaufrette sous les bottes. » L’efficacité est toujours au rendez-vous. « Nos brouettes encore fumantes, nous avançons dans la nuit qui recule. » Même les grands arbres, écrit-il, ont des coups de soleil. Il évoque encore les livres, qui sont des urnes. « Je vois courir des hommes nus, au ralenti, des hommes si faibles qu’ils gèlent avant d’atteindre les barbelés. » Pour le crématoire, la suggestion suffit : « Je compte les neiges à l’odeur de viande grillée ». Le Silence des rails est donc un roman abrupt, terrible, qui prend à la gorge. « Dois-je l’avouer ? Mes fesses me sauvent […] les derrières ont tous le même goût, à quelques détails près ». C’est un roman vif, sous les revers de la mort. Il offre le mouvement d’un arbre qu’on abat, « le cri déchirés des arbres », et de tous les assassinés sur la terre.

Pierre Perrin, note inédite du 11 juin 2016


Quatre poèmes de Franck Balandier, “invité” de Possibles n° 8, mai 2016


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