Adeline Baldacchino, Celui qui disait non
éd. Fayard, 2018, 272 pages, 18 €

Les écrivains n’ont qu’une passion : ressusciter les morts en les racontant, retenir les vivants en les répertoriant.
Adeline Baldacchino, Celui qui disait non, éd. Fayard, 2018

Baldacchino« […] Le 13 juin 1936, un homme perdu dans la foule, sur le quai d’un chantier naval de Hambourg, refuse de saluer Hitler. Le 28 avril 1942, une femme fait partie du premier convoi des gazées de Ravensbrück. Ou comment une histoire d’amour devient une histoire d’insoumission. Ce roman est leur tombeau, dédié aux vivants qui voudraient se souvenir de l’avenir. » Ce texte repris de la quatrième de couverture spécifie donc roman pour ce livre étonnant. Car il est construit exactement à l’inverse d’un roman policier. Ou du moins, lu à l’envers, découvrirait-on le sujet de la quête, qui s’avère multiple.
L’une des pistes explore la douleur qu’il faut dépasser pour vivre. Adeline Baldacchino l’exprime sans détour : « La mort est un fruit. Je ne veux le cueillir que très mûr. » Dans l’interstice, elle indique sa manière, qui est aussi une poétique et une maïeutique à la fois : « Il faut se dépouiller de l’adventice, du discours, du non-essentiel. Je voudrais n’être là que pour mieux me dépouiller. […] La pulpe du réel. C’est elle que je ne retrouverai qu’au prix de l’invention. Tout sera vrai, tout est déjà vrai puisque tout est arrivé. » Et de fait, c’est une autre raison de s’étonner au fil des pages : Adeline Baldacchino, non contente de récuser les facilités du roman policier, qui toujours met en avant un portrait de second rayon, et fausse en conséquence le regard sur l’histoire, joue ici du document dans le roman. Cette couture, en ce qu’elle réunit les deux façons, affleure en de nombreuses pages. « Je voulais écrire le roman d’un homme qui aimait ses filles et n’avait pu le leur dire qu’au creux de l’oreille dans le noir de l’enfance. Le roman d’un Aryen qui aimait une Juive, d’une Juive qui aimait un Aryen, l’un qui mourait par l’autre et vice versa. J’en avais besoin comme on a besoin, en certains moments très particuliers de la vie, de faire quelque chose d’un peu fou pour se détourner de sa propre souffrance. »
La douleur, car c’est le cœur du roman, réside aussi dans l’oubli, ce chagrin qui, pareil à l’eau, n’en finit pas d’user son réceptacle. Elle a choisi une autre image, plus dure : « La cire du temps nous scelle la mémoire. Et je dois poser des mots sur la douleur qui les fuit, qui les craint – voilà, je la rattrape, je la force à s’écouter, à se confier, à consentir enfin. » Mais elle n’est pas tout ; ou plutôt elle n’est pas univoque. Il faut en effet ajouter un tiroir secret qui justifie la belle construction : « C’est pour parler au mien, de père, que j’ai couru après le leur. Comme si la littérature, qui semble faire écran entre les êtres et nous, servait en fait de passerelle. […] Je crois que j’écris aussi pour te crier que je t’aime et n’ai jamais su te le dire assez. Je ne connais pas d’autre moyen de te le prouver que d’écrire un livre et d’y glisser ton nom. » Et encore, comme s’il fallait valider l’intuition : « J’écris pour retenir, et n’ai jamais fait que cela. J’écris pour devenir, et n’ai jamais tenté que cela. Que se passe-t-il, quand on raconte l’histoire d’un homme pour y abriter, en creux, celle d’un autre ? […] à défaut de parler de toi, papa, je te parlerai de lui, August » Sachant que les citations utilisées jusqu’ici proviennent des seules trente-cinq premières pages, qui constituent le Prologue, le lecteur devine la richesse de l’écriture d’Adeline Baldacchino.
La suite du roman comporte cinq chapitres-phares et un épilogue. « Les hurlements n’empêchent pas les pères de mourir », écrit l’auteur, qui est aussi l’orpheline qui suffoque, page 92. Elle suscite, en les rapportant, quelques scènes terribles, ainsi le lancer de ballon de la petite Irene [sans accent] qui finira, à travers la fenêtre de son dortoir, sur la chaussée, mais survivra ; ainsi, la mise à mort d’Irma, que la poète accompagne, en 1942, jusqu’à la porte marquée “douche”, cédant la place à ce que la science révèle de l’effet du gaz. Il « se lie à l’hémoglobine […] une forme d’étouffement par l’intérieur. Le cœur s’emballe. On n’y voit plus rien. Les poumons enflent. La poitrine gonfle. La peau fonce, rougit, bleuit. On n’entend plus rien. On sent encore tout ce qui se défait en soi. »  Bref, elle décrit « la grande bouche obscène du malheur », avec tact, en même temps qu’une précision de chimiste la retient de trembler. En résumé, elle le dit elle-même : « il n’y a jamais de bonnes raisons d’aimer. L’intuition y pourvoit ». Celui qui disait non détonne, émeut, et, dans une langue choyée, résonne longtemps entre les tympans.

Pierre Perrin, note du 22 janvier 2018



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