Nathacha Appanah, Tropique de la violence, roman, Gallimard, 2016

Nathacha Appanah, Tropique de la violence
roman, Gallimard, 2016, 192 pages, 17,50 €

AppanahTropique de la violence, sixième roman de Nathacha Appanah, née en 1973, est une plongée dans l’enfer d’une jeunesse livrée à elle-même. Dans le quartier le plus pauvre de Mayotte, dans l’océan Indien, le personnage central lit et relit, comme un talisman et par contraste, le conte d’Henri Bosco, L’Enfant et la rivière, tandis que cinq destins se croisent et révèlent la violence de leur quotidien. La première originalité du roman tient au fait que l’auteur s’efface derrière la voix de ces personnages qui racontent ainsi l’histoire vécue de l’intérieur de chacun d’eux.

Tout commence par une adoption, par une blanche de trente-trois ans, infirmière à l’hôpital. « J’ai vu des femmes avec des cancers tellement avancés qu’ils n’existent plus, en métropole, que dans les livres de médecine. J’ai vu des grands brûlés à la peau toute pourrie, des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins. » Le bébé a quelques jours, sa maman en a seize, et l’abandonne à Marie qui le prénommera Moïse. Délaissée, l’infirmière va négocier son divorce contre un certificat de reconnaissance de paternité. Mais, vers treize ans, Moïse arrivé en « kwassa sanitaire » va lui reprocher de lui avoir volé sa vraie vie. Il va se détourner du collège et se livrer aux grands petits malfrats qui tiennent le quartier de la misère. Ce sera d’autant plus nécessaire pour lui que sa mère, Marie qui l’a conçu sans pécher, décède bientôt, d’un coup, seule, d’un AVC. Plus de retour possible.


Et déjà Moïse vient de commettre un meurtre. Il a seize ans. Il est placé en garde à vue. C’est la seconde originalité du roman de Nathacha Appanah. La suite justement consiste à tenter de comprendre pourquoi, comment il en est arrivé à cette extrémité, non sans réserver un ultime coup de théâtre. On découvre ainsi ce monde interlope de la drogue, des vols et parfois des viols quotidiens, ses lois, son architecture de mafia dirigée par un adolescent boucané, qui a supplanté un précédent chef, et à qui le premier lieutenant succédera à son tour. On découvre l’hypocrisie des politiciens accourant peu avant les élections, avec leurs coffres de berlines pleins et leurs gardes du corps, leurs pactes secrets, leurs lâchetés. Donnant la parole à un inspecteur de police, Nathacha Appanah lève le voile sur les faiblesses du système et plus encore sur le désarroi des fonctionnaires si démunis. Celui-ci décrit ainsi le quartier défavorisé, surnommé Gaza. « C’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante [quand, de l’intérieur, ils regardent les poubelles des riches qui débordent…], Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France ». Le policier a même cette phrase : « Il m’est arrivé d’espérer quand il y a eu le petit Syrien échoué sur une plage turque. Je me suis dit que quelqu’un, quelque part, se souviendrait de cette île française […] pourtant il n’y a jamais rien qui change ».

Les ONG, du moins leur personnel, sont, ici et là, étrillées. L’un des personnages, cependant, relève l’honneur. Il ouvre une maison pour les jeunes du quartier. Il était peu concurrencé. « Mayotte, c’est la France et ça n’intéresse personne. Les autres voulaient […] de la vraie misère […] des pays où “c’est chaud”, des pays où les tempêtes succèdent aux guerres ». En offrant sa protection à Moïse, il va le faire buter sur son destin. Celui-ci, devenu lieutenant du roi du ghetto, jalousé de tous mais qui exerce son pouvoir en sachant secrètement les faiblesses de chacun, domine par le chimique vendu, donné parfois à bon escient, et la répression. Ainsi Moïse, pour avoir déserté au profit du petit blanc de l’ONG, sera-t-il violé par tous ses anciens partenaires, sous les yeux du chef. Il était bêtement retourné comme un agneau vers son prédateur. Alors « j’ai réalisé que j’avais à peu près l’âge de ma mère quand elle avait débarqué sur cette plage de sable noir encerclée de baobabs. Avait-elle eu peur dans la nuit, pendant la traversée ? Est-ce que j’avais pleuré ? Savait-elle qu’il y avait un creux dans les baobabs dans lequel elle aurait pu me glisser ? » Et de tirer en conscience la balle fatale.

Ce roman est donc rude, très rude, réaliste et humaniste à la fois. Il dessille qui veut voir, avec l’auteur, au-delà d’elle, ce monde terrible et si proche. Les quartiers sont partout. C’est une réussite. — À noter que Nathacha Appanah donne à lire simultanément, Petit éloge des fantômes, en Folio 2€, une suite de sept nouvelles, au style éminemment proche et parfait. Elle donne à partager des souvenirs d’enfance sur l’île Maurice où elle est née, met en scène ses grands-parents. « Nous acceptons que les larmes viennent sans prévenir. » Ces fantômes, dont elle dresse l’éloge, sont d’une humanité que nous partageons, sans réserve, avec gratitude.

Pierre Perrin, note du 8 août parue le 3 septembre 2016 dans La Cause littéraire
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