Pierre Perrin lit Marlène Tissot, Lame de fond, éditions de la Boucherie littéraire, 74 pages, 12 €

Marlène Tissot, Lame de fond
éditions de la Boucherie littéraire, 74 pages, 12 €

couv. TissotLes éditions de la Boucherie littéraire sont une création toute récente d’Antoine Gallardo qui publie avec Lame de fond son quatrième titre. Le nom de la collection est “Sur le billot”. Cela se veut donc saignant. Le format est petit : 11 x 17 cm. L’impression est réalisée par la Maison de la Poésie d’Amay [Belgique]. Le produit est tout sauf fade et l’idée de la poésie, qui le sous-tend, vaut considération. Ces éditions toutes neuves sont sises à Cadenet dans le Vaucluse.

De Marlène Tissot, je ne sais rien, sinon qu’elle a du talent : « Tu es quelque part, du côté de l’invisible, et ta chaleur traverse la vaste épaisseur de brouillard qui nous sépare. Je pense à ces liens qu’on noue les uns avec les autres. Peut-être pour s’arrimer au monde, à la vie, au réel. Pour dompter l’envie de prendre le large. Affronter le ressac des douleurs. Avancer. Jusqu’à la prochaine plage, la prochaine île. Et si le sable n’existe pas, je l’inventerai. » Voilà pour le ton que confirme par exemple : « Je fonce dans les entrailles de l’infini. »

Lame de fond ne s’inscrit pas, sur la couverture, dans un genre arrêté. Il participe du bref récit poétique. Une fille a perdu son père et se découvre le besoin de le retrouver. « Pourquoi est-ce qu’un matin on pose les yeux sur soi et on ne se reconnaît plus ? Devient-on quelqu’un d’autre ? Et s’il y avait plusieurs moi planqués à l’intérieur de quelqu’un qui me ressemble ? » On lit, à ces remarques, la profondeur de la réflexion, qui est constante, sans peser, de Marlène Tissot. L’aller simple qui la conduit vers Saint-Malo court sur cinquante pages. Les quinze dernières revisitent le bord de mer et la maison. C’est frais, agréable. On est, dans ce récit minuscule, au-delà de la promesse. « Je marche à reculons, à rebrousse-temps, et j’ai enfin l’impression d’avancer dans la bonne direction. »

Côté récit, on en voudrait peut-être un peu plus. Le portrait du père reste discret. « Il suffit que tu me prennes dans tes bras pour que le ciel renverse son soleil dans mon cœur. » On devine un marin absolutiste que la tempête ne retient pas au port. Pour ce qui est encore de l’attachement à sa fille, les souvenirs restent ténus. Elle évoque un bricolage dans l’atelier, une sortie : « Avec toi, je nage dans le ciel, je suis une sirène qui ne craint pas la mer à boire » ou cet autre ressuscité d’une photo de 1981 : « tu fais un signe vers l’objectif avec ce sourire inimitable, celui qui relève un seul côté de ta moustache ».

Le prix de cet opuscule est dans la maîtrise de l’écriture que chaque page atteste. D’un côté, Marlène Tissot aime bien ancrer le réel dans son texte en recourant à des termes du langage familier voire à quelques mots crus. Le mot cul revient à plusieurs reprises, cul nu. De l’autre, elle a une écriture de cobra, vive, incisive. La phrase est courte avec parfois des points de ponctuation forcés qui font crisser la syntaxe. La vivacité est de langue et d’esprit enlacés. Elle a le sens de la formule et de la profondeur qui l’alimente. Je goûte ainsi ce parallèle vers la fin : « C’est étrange la mort. Mais pas tellement plus que la vie. »

On ne peut que souhaiter à cette auteure et son éditeur de grandir, ce qu’ils font déjà sous nos yeux.

Pierre Perrin, note du 1er avril parue sur La Cause littéraire le 16 juin 2016 [supprimée depuis]

L’auteur se présente elle-même ainsi : « Marlène Tissot naît un matin par erreur, s’excuse souvent, écrit des histoires, de la poésie jusque dans ses romans, fait des photos loin des clichés, bricole des objets, répare des machines à laver, cuit trop ses confitures, joue parfois avec le feu, n’aime pas tellement parler. Dans sa trousse à outils, les choses du quotidien sont ses crayons de couleur. » — Lame de fond est son sixième ouvrage publié. Elle tient également un site : Mon nuage



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