Pierre Perrin lit Sabine Huynh, Elvis à la radio, Maurice nadeau, 2022, 304 pages, 22 €

Sabine Huynh, Elvis à la radio
Maurice nadeau, 2022, 304 pages, 22 €

couverture« Je ne connais absolument rien à la musique. Pour ce que je fais, je n’en ai pas besoin. » Nonobstant ce trait d’Elvis Presley, la page de titre surfile la mention « roman ». Bien que la narratrice joue de la première et de la troisième personnes, jusque dans une même phrase, l’auteur cantonne son texte au terme de récit. Elle a raison. Elle crée moins de personnages qu’elle ne ressuscite sa mémoire. Elle est née début septembre 1972 à Saïgon ; mi-décembre de la même année, sa naissance est enregistrée à l’état civil français. L’éditeur aurait pu lui éviter quelques scories [naître qu’une seule fois ; voir la mer pour la première fois de sa vie ; image engloutie qui refait surface ; plaquée dessus ; elle n’a pas pied, mais pas peur non plus ; répartie, accent sur le premier e, comme pour répartir ; atteste de ; voire même]. Accessoirement, Sabine Huynh écrit avoir bégayé, adolescente, en français, jamais dans la langue anglaise. Les remarques ci-dessus ne dénigrent pas ; elles attestent une lecture, au lieu d’une promotion de Génie sans bouillir. Elles n’entament en rien la puissance du récit dont l’auteur précise à la pénultième page qu’il lui échappe totalement. « Je ne l’ai pas écrit mais chevauché dans le noir, suivi là où il m’entraînait. » Ailleurs, l’auteur explique avoir dû écrire sur sa propre honte, parce qu’elle a eu honte de celle-ci. Une telle observation, à elle seule, nous porte loin de la platitude et des clichés.


Est-il possible de tant souffrir ? Enfant, elle a eu faim, a été battue au ceinturon, s’est sentie méprisée. Elle propose une explication. « La noirceur provient de la rage qui s’est saisie de mes parents et grands-parents à leur insu, à cause de leur sujétion au pouvoir colonialiste français, les entraînant à se ranger du côté de ceux qui les méprisaient et les exploitaient, tout en violentant leurs enfants, parce que leur fureur et leur frustration devaient trouver un exutoire. » Voilà une explication qui, sauf à reproduire la doxa, mériterait un approfondissement. Toute colonisation peut-elle se réduire à une abomination ? Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006, offre une analyse documentée et haute en nuances. Le récit de Sabine Huynh reconduit aussi l’idée que la police est toujours violente, une horreur. C’est, avec le dogme de la suprématie blanche, la dernière des facilités, sans verser dans le CRS=SS crasse. Enfin, ce récit s’honore sans doute d’une très longue phrase, près de six pages, Proust battu, record pour une anthologie. L’essentiel reste ailleurs.
L’essentiel réside dans l’exploration, mieux : le forage de la mémoire qui paraît sans fond. Ce que l’auteur en rapporte a-t-il été vécu dans son intégralité ou relève-t-il du rêve éveillé, de la magie de l’écriture ? Sabine Huynh précise que son matériau embrasse tout cela. « La pelote de pensées ne livre rien sans une certaine quantité de fiction, d’interprétation, de mystification, de contradiction […] Le vrai ne va pas sans le faux. » La répétition de certaines scènes et obsessions, justifiée, ne gêne pas la lecture. L’auteur ouvre d’ailleurs son récit sur son obligation de dire et redire, afin de suivre les circonvolutions de la mémoire. « Nous répétons pour ramener les morts à la vie, prolonger une présence et si possible l’éterniser », consigne-t-elle à la dixième ligne.
Que ressasse-t-elle ? La faim, la honte, le mensonge et le vol au-delà de l’adolescence, sa nécessité, les violences maternelles et paternelles, le refus de faire un enfant et puis le bonheur de l’avoir mis au monde, doublé de la crainte de mal l’élever, la honte encore de ne pas comprendre. « Sourire cela s’apprend, à la dure et à la longue. Il faut souffrir pour sourire. » En tout cas, Sabine Huynh, écrivain et traductrice, a conquis la lumière. Elle n’a pas attendu d’aides, elle s’est forgée. « Tout ce dont on manque à la maison se trouve dans les livres. » À son tour de nourrir la littérature. « Ne pouvoir tenir dans aucun moule et finir par les briser tous tient à la fois d’une grande solitude et d’une force incomparable. Je découvre tout cela grâce à l’écriture. » Nous la suivons avec plaisir. Merci, Sabine.

Pierre Perrin, in Possibles n° 26 [décembre 2022]


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