Ariane Bois, L’Île aux enfants, Belfond, 2019, 228 pages, 19 €

Ariane Bois, L’Île aux enfants
éditions Belfond, 2019, 228 pages, 19 €

Ariane BoisUn matin de 1963, Pauline, six ans, et sa petite sœur Clémence sont kidnappées sur une route de l’île de la Réunion. Elles laissent derrière elles deux petits frères et leurs parents. Après une dizaine de jours passés dans un foyer, elles sont embarquées dans un avion pour la métropole. Neuf mille kilomètres les déchirent et les écartent de leur enfance, pour jamais. À la trentième page du roman, à Guéret dans la Creuse, elles sont séparées sans ménagement. Surgit la première de toute une batterie d’émotions. Je n’en avais pas éprouvé d’aussi redoutables depuis Génie la folle d’Inès Cagnati réédité voilà trois ans chez Denoël où les larmes sont aussi bienvenues.
La première partie du roman couvre quatre-vingt-douze premières pages. Ariane Bois suit Pauline jusque dans ses tréfonds. C’est de l’intérieur qu’elle fait grandir la jeune fille déracinée et nous bouleverse. On se trouve chez les Granger, paysans frustes, le père plus brutal et avare qu’un esclavagiste, la mère soumise et grise, et si maladroite. La jeune déracinée se lie, mais en cachette et de trop loin par force, avec un condisciple de cinq ans plus âgé, interdit d’école, de repas en commun, de lit. Cet autre enfant des îles terrorisé, martyrisé, lui dira : « Ici, même les oiseaux volent sur le dos pour ne pas voir la tristesse des champs », avant de ponctuer sa phrase d’un « rire dégoupillé ». Il fuguera, se pendra, sauvé de justesse. Mais tous deux seront retirés de la ferme.
Ariane Bois sait constamment trouver le mot juste. « Elle est l’animal effrayé, dont on change la cage. » La nouvelle famille est meilleure pour elle, quoiqu’elle la conduise insensiblement à changer d’identité. Elle devient Isabelle, s’ouvre comme une fleur, en vient à dire « Mamman » à celle qui va l’adopter. Elle aura dix-sept ans, quand elle l’apprend, le comprend. Dans l’intervalle, elle doit affronter le racisme, jusque de la part de son demi-frère et de certains personnels d’éducation. Plus encore, ce qu’Ariane Bois met bien en scène, c’est la perte de la mémoire en même temps que se succèdent les questions impossibles : pourquoi ses géniteurs l’ont-ils irrémédiablement abandonnée ? L’oubli est la seule réponse possible.


Le seconde partie du roman donne la plume à la fille d’Isabelle qui, à vingt-et-un ans, va essayer de comprendre sa mère. « Comment être une fille heureuse si sa mère ne l’est pas ? » Ariane Bois excelle à révéler les hiatus, les petites failles, que seuls une fille ou un attentif d’exception peuvent mettre à profit pour découvrir la vraie nature d’autrui. « Elle pirouette sur elle-même, je parle à un dos. » La jeune étudiante en journalisme commence alors une enquête. Elle retrouve la ferme Granger, « une grange profonde comme un ventre », mais les paysans ont disparu. Elle force le mensonge institutionnel à s’entrouvrir. Ses recherches la conduisent à la Réunion.
Le style est efficace, la langue sobre et claire. Même Racine la traverserait presque d’un éclair : « La culpabilité palpite au rythme de mon cœur. » On croirait aussi, sur trois lignes de dépit d’un enfant resté sur l’Île, frôler Maupassant chez qui un fils reproche à ses parents sa pauvreté, quand il revoit son frère vendu en bas âge devenu riche. Ariane Bois dit encore l’amour. « Mes seins se font lourds contre lui […] Cet homme est entré en moi comme une vague. » L’enquête n’aboutit pas sans coups de théâtre à des retrouvailles que je laisse découvrir. Le roman libère le poids du silence et ménage des retraits dont le lecteur a besoin, par exemple devant la mère morte de chagrin à 36 ans. C’est un roman à la hauteur du scandale qu’il traite avec une immense pudeur, une délicatesse qui enveloppe. C’est un grand roman que je relirai.

Pierre Perrin, 18 mars 2019



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